Revue de presse

"Suicides des cheminots : la SNCF en voie de "France-télécomisation" ?" (Marianne, 21 juin 19)

Par Thomas Rabino. 19 juillet 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pendant la seule année 2017, 57 cheminots se sont suicidés. Alors que se déroule le procès France Télécom, le chiffre fait l’effet d’une bombe. Il tranche surtout avec la rengaine sur les “ privilégiés ” du service public, au moment même où celui-ci déraille, victime d’une libéralisation sans scrupules. Enquête.

A la SNCF, la soixantaine de suicides survenus chez France Télécom entre 2006 et 2009 est dans toutes les têtes. Il a fallu que les ex-dirigeants de l’opérateur télécom, accusés de harcèlement moral, comparaissent devant un tribunal pour que l’on parle des suicides au sein de la compagnie ferroviaire. Sollicités par Marianne, le ministère des Transports et la SNCF n’ont pas donné suite. Mais, du côté des salariés, les langues se délient. « Un cheminot qui se jette sous un train, ce n’est pas anodin », s’alarme Hector [1], syndicaliste CGT. « La plupart présentaient le même profil », juge Bruno Poncet, secrétaire fédéral Sud-Rail, qui évoque des « militants syndicaux » sous pression. « Ce n’est pas étonnant, prolonge Michel, cadre et ex-conducteur. Autour de moi, je ne compte plus les burn-out. »

Tout aussi révélatrices sont les difficultés que rencontre la SNCF pour retenir son personnel : « Quand ils ne claquent pas la porte, les collègues sont de plus en plus nombreux à signer des ruptures conventionnelles », relève Michel. Les horaires d’un cheminot n’ont, il faut le dire, rien d’une sinécure : réveillés à 3 heures du matin, certains font les trois-huit, d’autres travaillent de nuit trois semaines consécutives, n’ont pas fêté Noël en famille depuis six ans, et enchaînent les astreintes. « A 50 ans, l’horloge biologique est fracassée », glisse Michel.

L’origine du malaise ambiant serait à chercher dans un management que la CGT, la CFDT et Sud qualifient à l’unisson de « violent » : en cinquante ans, les effectifs sont passés de 303 000 cheminots à 142 000, et la baisse continue : « Rien que pour le fret, 600 postes sont condamnés, et 20 000 dans un futur proche », assure Brunot Poncet. « Les nouveaux cadres sont des coupeurs de têtes. Plutôt que de vous parler, ils envoient une mail lapidaire depuis le bureau d’à-côté. Ils sont là pour baisser les coûts, sans savoir comment marche un train », s’énerve Michel. De la base au sommet, rien ne va plus : pour Bernard, employé au guichet, « les petits chefs qui parlent mal, par excès de confiance en leur direction ou excès de zèle, se rendent rarement compte qu’ils feront bientôt partie de la prochaine charrette ».

Un enfer planifié

Départs en retraite non remplacés, suppressions de lignes, de guichets, d’agents de gare, de maintenance ou de contrôleurs sont ainsi devenus les marqueurs d’une course à la compétitivité aux conséquences variées. Conducteur de TER entre Toulon et Marseille, José, dépité, peut en témoigner : « J’étais seul dans mon train quand une bande de jeunes en a racketté d’autres. Les victimes criaient et tapaient à la porte de ma cabine. J’ai ouvert, mais c’était trop tard. La présence de contrôleurs aurait pu jouer un rôle dissuasif. Je suis rentré chez moi l’estomac noué, et ça arrive régulièrement. » La solitude du conducteur occasionne aussi des montées de stress en cas de panne entre deux gares : « Comment empêcher les gens de sortir sur les voies ? » regrette José, qui s’inquiète du déploiement de trains autonomes (sans conducteur), programmés à l’horizon 2023, peut-on lire sur le site de la SNCF.

Selon les anciens, la descente aux enfers a commencé en 1995 : pour appliquer la directive européenne de libéralisation du rail, la SNCF était séparée en deux entités, infrastructures d’un côté, et transport de l’autre. En 2014, une nouvelle restructuration aboutissait à la création de trois établissements publics, respectivement en charge de la stratégie, du réseau et des trains. Résultat ? D’abord, une concurrence interne, notamment dans la maintenance, entre la SNCF et ses propres filiales, où les agents sont sans statut et subissent une grande précarité. Ensuite, le recours massif à la sous-traitance, via des entreprises privées, parfois créées par d’anciens cadres supérieurs qui embauchent des travailleurs détachés.

« On voit souvent arriver des Portugais qui ont roulé toute la nuit dans un minibus, raconte Louis, agent de maintenance des voies. Ils ne parlent pas français, bossent soixante-dix heures par semaine et ne connaissent rien aux procédures ni au protocole de sécurité. On a souvent frôlé l’accident. C’est usant. » Tout comme les vaines remontées de terrain que multiplient des cheminots inquiets de l’état de certaines voies : « Des tronçons et des ouvrages d’art sont pourris ! » dénonce le technicien. « On fait des rapports, mais tout le monde s’en fout, reprend son collègue Hector. Ça dégoûte. Les inspections annuelles ont maintenant lieu tous les trois ans. » Plus grave : « Les parcours de maintenance ne sont plus à taille humaine », constate Willy, cadre du secteur. « Une équipe de 11 doit couvrir un périmètre immense. Comme on n’y arrive pas, nos cadres font appel au privé. »

Pour beaucoup, l’accident de Brétigny-sur-Orge survenu en 2013 est un symbole de cette gestion : sept morts, victimes d’un matériel trop ancien, et une blessure au cœur pour tous les cheminots. « Rien n’a changé depuis », tranche Hector. Sauf la vitesse des trains qui empruntent ces infrastructures fatiguées : « Au lieu de 100 km/h, on passe à 40 », lâche Michel. « On dirait que tout est fait pour briser la cohésion des salariés, conclut encore Michel. Avant, les agents d’une même équipe en déplacement se retrouvaient pour leurs heures de repos. Maintenant, les brigades sont mouvantes. » Pire : « Dans le fret, on peut travailler toute une journée sans jamais voir personne », souffle Bruno Poncet. Poussée à l’extrême, cette logique a vu émerger les « perspectives mobilité », un doux euphémisme qui désigne la transformation de salariés en intérimaires privés de poste fixe. Certains ne tiennent pas le coup.

C’est dans ce contexte que les 600 comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les délégués du personnel et les comités d’entreprise ont été fusionnés, depuis les ordonnances Macron de 2017, au sein de 33 comités sociaux et économiques, dont les élus peinent à assurer leur fonction de relais entre direction et employés : « Avant, je siégeais à Marseille, explique un délégué du personnel, et je rayonnais sur la région Paca. Aujourd’hui, je siège à Lyon, et je dois rayonner sur Paca, une partie de l’Occitanie, les abords de Lyon, la Bourgogne, une partie de la Franche-Comté jusqu’à l’entrée de Paris. Impossible de traiter les 50 à 60 e-mails d’accident du travail que je reçois chaque jour ! » Face à cette désorganisation planifiée, les syndicats sont sur la défensive, et la guerre sociale est déclarée.

Le pire en 2020 ?

« Il y a une volonté de casser le syndicalisme », martèle Michel. En février, la SNCF était dans le viseur de l’inspection du travail pour « discrimination basée sur l’appartenance syndicale ». Mais les méthodes employées varient : citons le cas de ce cheminot dont l’épouse, également employée de la SNCF, a été « menacée de mutation » s’il « ne la met t [ait] pas en veilleuse ». Michel, lui, jure avoir été « placardisé » depuis qu’il a « lancé un droit d’alerte sanitaire ». De même, des cheminots ont été sanctionnés pour des propos tenus sur les réseaux sociaux et jugés diffamatoires par leur hiérarchie, à tel point que la CFDT a publié un guide des « conversations privées sur les réseaux sociaux ». Le mot d’ordre ? « Protégez-vous de la répression. » Exagération ? Pas pour Willy : « Ces pratiques et le refus de négocier poussent à la grève, avec tout ce que ça implique ! » A commencer par d’évidentes pertes de revenu et le sempiternel refrain sur les « usagers pris en otages », qui mine les intéressés. « Plaquer le vocabulaire du grand banditisme ou du terrorisme sur des travailleurs qui luttent pour leurs droits et la défense du service public, c’est instiller l’idée qu’on est la lie de l’humanité », s’étrangle Bruno Poncet. Une indignation d’autant plus compréhensible que le militant Sud-Rail était le 13 novembre 2015 parmi les victimes du Bataclan…

« On dégoûte les gens. Ils restent pour remplir le frigo. Pourtant, les compétences sont là, comme l’esprit cheminot ! » reprend Michel. Chez ceux qui pointent une « absence totale de reconnaissance » de leur direction domine une impression de gâchis : à l’heure où la SNCF exporte son savoir-faire en Corée du Sud pour y former le personnel des TGV français, les agents assistent, impuissants, à la fermeture des centres de formation hexagonaux.

En point de mire, l’ouverture à la concurrence de 2020 fait craindre le pire. « Est-ce que je ne vais pas me retrouver à un autre poste dans une filiale bientôt vendue au privé ? » questionne Willy. « La SNCF est entrain de créer des “ directions de lignes ” qui permettront de vendre des tronçons à la découpe, prévient Hector. Quand un futur concurrent remportera une ligne, il récupérera les agents du périmètre. A terme, les statuts préservés pour les anciens devraient sauter. Mais ce statut protège aussi les usagers : si un ordre de maintenance nous paraît aberrant, on le refuse. Dans le privé, on se fera virer. » Or, l’Etat se désengage : la SNCF sera scindée l’année prochaine en cinq sociétés anonymes. Un comble, pour un service public dont les deux premières lettres du sigle « Société nationale » indique qu’il appartient à tous les Français."

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[1Les prénoms ont été changés.



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