Revue de presse

"Michèle Tribalat : "Le poids des musulmans n’a cessé d’augmenter”" (valeursactuelles.com , 26 sept. 13)

Extraits de "Assimilation : la fin du modèle français" (Toucan). Michèle Tribalat est directrice de recherches à l’Institut national des études démographiques (Ined). 28 septembre 2013

"Une Europe méconnaissable

La France n’est pas sortie de l’histoire migratoire, contrairement à une idée répandue qui voudrait qu’elle fasse exception dans une Europe aux flux intenses. Vieux pays d’immigration, elle a connu plusieurs cycles migratoires, dont le dernier démarre au milieu des années 1990. Depuis, l’immigration étrangère y a certes été moins forte que chez certains de ses voisins, mais elle rivalise en intensité avec celle que la France a connue pendant les Trente Glorieuses. L’immigration étrangère n’est donc pas seulement notre passé. Elle est aussi notre présent et probablement notre avenir. En effet, nous aurons vraisemblablement à composer avec une immigration étrangère qui dépendra plus de l’évolution propre aux pays de départ potentiels que de la politique migratoire de la France, largement impuissante.

Si ces pays se développent durablement, leurs ressortissants, après une phase d’émigration encore intense qui accompagne souvent le décollage économique, pourraient décider de rester chez eux. Mais les effets de ce dernier risquent de prendre un certain temps et la pression démographique pourrait se maintenir pendant un bon moment dans nombre de pays, notamment ceux de l’Afrique subsaharienne. Le peuplement européen aura le temps de changer au point de devenir méconnaissable, avant qu’un assèchement des flux migratoires n’intervienne.

C’est plus ou moins ce qu’envisage l’UE [Union européenne, NDLR] dans ses scenarii démographiques. Elle ne considère aucune alternative à l’immigration pour remédier au vieillissement et au dépeuplement de l’UE. La solution par l’immigration est pourtant largement un remède imaginaire. Subordonner son destin démographique au désir des autres peuples de venir s’installer chez soi, c’est une manière de céder la place qui, de toute façon, n’aura qu’un temps […]. En se programmant un tel destin, c’est sa propre disparition que l’Europe met en équation.

Une volonté politique défaillante

Les circonstances politiques dans lesquelles la France est susceptible de retrouver la maîtrise de sa politique migratoire l’autorisant à réguler vers le bas les entrées d’étrangers en provenance des pays tiers sont donc bien incertaines. Il y faut une volonté politique qui a bien souvent manqué. La faible marge de manoeuvre dont la France dispose, elle refuse généralement de s’en servir […] En 2011, la Commission [européenne] a lancé une consultation sur des modifications éventuelles de la directive sur le regroupement familial. La France a répondu qu’elle n’était pas favorable à une révision du cadre actuel. Les Pays- Bas ont, au contraire, longuement argumenté sur la nécessité de mieux prendre en compte l’intérêt général du pays. Ils interprètent, en conformité avec la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à vivre en famille comme n’établissant pas un droit automatique de vivre en famille dans un État membre de l’UE. Ils réclament plus d’exigence vis-à-vis des demandeurs de regroupement familial et souhaitent que la directive s’étende à la venue de conjoints auprès de nationaux. Ils plaident pour que la libre circulation des conjoints d’Européens ne s’applique qu’une fois que ceux-ci auront acquis la nationalité. Ils seraient, en attendant, régis par la directive sur le regroupement familial. Ils veulent aussi limiter la réitération des demandes de venue de conjoints. Bref, les Pays-Bas ont exposé leur point de vue, leurs souhaits et ont longuement argumenté leur réponse, quand la France a formulé une réponse technique et lapidaire.

La spécificité de l’islam

Nous avons fait notre propre malheur nous-mêmes en nous défendant d’exiger les adaptations indispensables. Notre souci de prendre toute la responsabilité à notre charge pour ce qui va mal a épargné aux immigrants l’examen de conscience sur les raisons qui les ont poussés à venir en Europe et sur leurs propres ambiguïtés : “Pourquoi les pays dans lesquels ils ont grandi sont en si mauvaise posture ? Pourquoi l’indépendance des pouvoirs coloniaux a conduit, dans tant de situations, à plus de pauvreté et de répression et non l’inverse ? Et pourquoi ont-ils décidé de venir dans des pays qu’ils condamnent avec tant de passion et regardent, très souvent, avec un sentiment combinant la crainte et le dégoût ? N’y aurait-il pas, finalement, quelque chose d’accueillant dans les cultures libérales, quelque chose d’éminemment attrayant qu’aucune société au monde ne peut ignorer ? ”

En abandonnant toute exigence à l’égard des immigrés et de leurs descendants avec lesquels les Européens sont sommés de trouver en permanence des accommodements, nous avons suscité l’audace des musulmans dont le poids en Europe, et tout particulièrement en France, n’a cessé d’augmenter. Nous avons sous-estimé la spécificité de l’islam, en présumant qu’il ne rendrait pas les musulmans plus difficiles à assimiler que ne l’avaient été les migrants en provenance d’Europe. Nous n’avons pas non plus imaginé qu’ils pourraient se tourner de plus en plus vers la religion et préserver leur potentiel démographique en améliorant la transmission et en pratiquant une endogamie très stricte. L’endogamie religieuse étant plutôt la règle que l’exception, on ne peut faire reproche aux musulmans de se marier entre eux. Ils sont juste un peu plus endogames que les natifs au carré catholiques. La sécularisation inexorable des musulmans, une fois en Europe, était une illusion portée par des sociétés très sécularisées — tout particulièrement leurs élites — qui n’ont pas imaginé un autre destin que le leur aux populations venues s’installer en Europe. […]

Les Européens n’ont pas toujours conscience de la fragilité de ce qu’ils appellent leurs valeurs. Pourtant, ce n’est pas parce qu’ils se sont battus pour elles qu’elles sont définitivement acquises. Ils n’ont plus l’humeur belliqueuse et ne voudraient pas avoir à recommencer, avec les musulmans, la bataille menée contre l’Église. Ils s’illusionnent et espèrent que les musulmans comprendront d’eux-mêmes sans qu’on les bouscule que leur avenir n’est pas dans toujours plus de religion. Entrés dans l’ère de la tolérance après avoir terrassé l’Église, les Européens ne sont pas prêts à un nouvel affrontement avec la religion.

La dissuasion par la loi

Que peut donc faire la France maintenant que son modèle d’intégration fondé sur l’assimilation est désavoué et ne saurait, de toute façon, fonctionner faute de “combattants” ? La France a, malgré la doctrine européenne, déjà marqué sa différence sur la question du voile. D’après les données sur le port du voile en 2008, cette politique semble porter ses fruits et les voiles y sont moins fréquents que dans d’autres pays européens. […]

Pour le reste, il me semble que deux principes devraient nous guider pour refuser tout ce qui porte atteinte à la liberté individuelle : protection interne et protection externe. Si l’on prend l’exemple de l’islam, les pressions exercées sur un musulman — ou sur une personne considérée comme musulmane par d’autres — pour qu’il se conforme à ce que son environnement ou les autorités religieuses promeuvent ne doivent pas être tolérées. […] Une application ferme et intelligente du principe de laïcité devrait y aider. L’interdit d’apostasie et les menaces qui peuvent en découler sont donc radicalement contraires à ce principe de protection interne. Il ne peut être toléré, qu’il figure ou non dans tel ou tel texte sacré.

La protection externe récuse toute entrave à la liberté des individus situés à l’extérieur d’un groupe pour qu’ils se conforment aux desiderata de ce groupe. Par exemple, le refus de dessiner Mahomet ne vaut que pour ceux qui y croient. Les musulmans qui croient à cet interdit peuvent donc s’imposer des restrictions à eux-mêmes pourvu qu’ils y consentent mais ne sauraient intimider leur environnement pour que les autres s’imposent les mêmes restrictions."

Lire Michèle Tribalat : "Le poids des musulmans n’a cessé d’augmenter”.


Assimilation : la fin du modèle français, de Michèle Tribalat, Éditions du Toucan, 354 pages, 20 €.


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