Revue de presse

"Les écoles normales d’instituteurs, un corps d’élite du peuple, pour le peuple" (Le Figaro, 14 août 23)

14 août 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pendant plus d’un siècle, les « élèves-maîtres » y ont appris à servir la nation, avec rigueur et discipline.

Par Caroline Beyer

Des éducateurs pour le peuple, issus du peuple. Des « hussards noirs de la République » soumis, au cours de leur formation, à un régime séminarial strict, dont l’internat était la matrice. Un esprit de corps au service de la nation. Officialisées en 1833 comme l’instance de formation des instituteurs par Guizot, ministre de l’Instruction publique de la monarchie de Juillet, généralisées et ouvertes aux filles en 1879 par Jules Ferry, les écoles normales primaires restent le symbole de l’école républicaine laïque. Leur nostalgique souvenir est convoqué dès lors que revient, avec une implacable régularité, la question de la formation des enseignants du primaire. Avant d’être remplacé, l’ex-ministre de l’Éducation Pap Ndiaye n’évoquait-il pas encore une énième réforme, avec un concours abaissé du niveau master à la licence ? Si les écoles normales ont officiellement été enterrées en 1989, leur modèle battait déjà de l’aile avant 1968. Quels ressorts convoque-t-il dans l’imaginaire collectif ?

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« Mes pauvres chers parents durent voir le ciel s’entrouvrir. Pour moi, c’était une sorte de conte de fées. » Ces mots d’une institutrice du début du XXe siècle, rapportés par l’historienne Mona Ozouf, témoignent du miracle républicain de l’ascension sociale. De 1881 à 1940, ces établissements recrutent des « élèves-maîtres » dès 15 ans, pour une scolarité de trois ans, sanctionnée par un « brevet de capacité pour l’enseignement primaire ». Au-delà de la trilogie « lecture, écriture, calcul », la formation vise la culture générale dès l’école primaire. Toutes les matières y sont enseignées, de la littérature à la géométrie, en passant par la musique - l’agriculture, aussi, pour les garçons -, ainsi que la morale et la pédagogie. Ces établissements sont à la fois une école classique et une école professionnelle, avec ses stages dans les « écoles d’application », sous la houlette d’instituteurs aguerris. « Sans école d’application, l’école normale me fait l’effet d’une école de médecine sans salles de dissections anatomiques », explique le père Girard, prêtre et instituteur du XIXe siècle.

« Avoir un corps d’élite pour gouverner »

Les écoles normales « propagent des habitudes d’esprit, des manières de penser, de juger, de sentir, qui entrent pour une notable part dans la formation du caractère et de l’esprit de la grande majorité de la nation », résuma Félix Pécaut, inspecteur général de l’Instruction publique, chargé par Ferdinand Buisson de fonder, en 1880, l’École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses (destinée à former les enseignantes des écoles normales d’institutrices). Organe d’un contrôle étatique, les écoles normales assurent la transmission d’une discipline.

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Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ils portent un uniforme strict à casquette et longue redingote noire, qui leur vaudra le surnom de « hussards noirs », que l’on doit à Péguy.

L’internat est la règle. Les vacances sont rares, et les sorties limitées. De 1887 à 1905, les élèves-maîtres ont ainsi droit à une promenade surveillée le jeudi après-midi et à deux sorties dominicales. « La répression des pulsions sexuelles » est « très rigoureuse pendant les trois années de l’internat », décrit Gilles Laprévote dans son ouvrage Les Écoles normales primaires en France, 1879-1979,« quitte à favoriser ensuite les mariages entre normaliens et normaliennes - les “mariages pédagogiques” -, que l’administration voit d’un bon œil en raison des garanties de stabilité qu’ils comportent. »

Ces écoles fonctionnent par promotion, l’objectif étant de créer un esprit de corps. Les élèves ont des parrains, les « pères » et « grands-pères pédagogiques ». Ils ont même des « épouses pédagogiques », toutes symboliques. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ils portent un uniforme strict à casquette et longue redingote noire, qui leur vaudra le surnom de « hussards noirs », que l’on doit à Péguy.

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« Promotion 1952 » de l’école normale d’instituteurs d’Oran, « numéro 14 » au concours d’entrée. Edmond, 89 ans, en garde un souvenir intact. Lumineusement lui reviennent les noms de ses professeurs. Et du directeur, « Damville », connu pour sa méthode d’enseignement de l’orthographe et de la grammaire, adoptée par de nombreux instituteurs en Algérie, puis importée en France par les rapatriés, après 1962. Lorsqu’il revient sur sa carrière, l’instituteur, retraité depuis 1990, évoque régulièrement le Code Soleil, ce traité des devoirs et des droits des instituteurs, qui fut leur bible professionnelle, de 1923 - date à laquelle Joseph Soleil, chef de bureau au ministère de l’Instruction publique, le rédigea - à 1979. « Il fallait le connaître sur le bout des doigts », répète Edmond.

Titulaire du certificat d’études, il a 18 ans lorsqu’il réussit le concours de l’école normale d’Oran, poussé par ses professeurs du « cours complémentaire » - des classes rattachées à l’enseignement primaire, allant de la sixième à la troisième, réservées aux meilleurs élèves des milieux populaires. Une ascension sociale pour le jeune homme, issu d’un milieu ouvrier, qui rejoint, sur les bancs de l’école, « des fils de forgerons, de boulangers, de gardiens de la paix, de cheminots… ».

Nourris et blanchis, ils sont 24 élèves-maîtres à partager le même dortoir et à obéir à un emploi du temps strict et minuté : faire sa toilette, son lit, prendre son petit déjeuner, puis la première étude en attendant les heures de cours. Le tout émaillé de services rendus à la collectivité, comprenant l’entretien des locaux.

Après trois ans d’une formation qui les mènent au bac, ils enchaînent par une quatrième année, faite de cours de pédagogie, de psychologie et, chaque trimestre, de stages de trois semaines dans une « école d’application ». « C’était très progressif, raconte Edmond. D’abord, on observait les cours. Ensuite, on nous laissait faire la leçon aux élèves une heure par jour, puis jusqu’à une semaine complète. »

Leur certificat de fin d’études normales en poche, les diplômés ont droit, pour finir, à un « séjour de regroupement » d’une dizaine de jours dans un centre éducatif, où ils passent l’équivalent du Bafa [1]. Et où garçons et filles sont, pour la première fois, réunis. « On était mélangés pour “s’accoupler” », s’amuse Edmond, se souvenant que quatre couples s’étaient alors formés.

Son premier poste, à Oran, dans « une école ne scolarisant que des musulmans », alors que « les événements commençaient », est « difficile ». Arrivé en France en 1962, il fera ensuite toute sa carrière dans le Val-de-Marne, à Valenton d’abord, où il est le seul normalien. « Après 1945, il suffisait d’avoir le bac pour être instit, sans passer obligatoirement par l’école normale, explique-t-il. J’ai eu des élèves stagiaires qui ne savaient pas utiliser le tableau. »

« Dans l’imaginaire, on pense que les écoles normales commencent avec Jules Ferry. En réalité, la IIIe République est l’achèvement du principe, observe Claude Lelièvre, historien de l’éducation. Napoléon a créé les écoles normales supérieures pour former les professeurs du secondaire, puis Guizot les écoles normales primaires, que Ferry a systématisées. Leur objectif était d’avoir un corps d’élite pour gouverner, “normaliser”, les esprits et assurer la stabilité des régimes en place. »

Dans les années 1960, ces enfants du peuple sélectionnés parmi les meilleurs pour intégrer les écoles normales, étaient 92% à décrocher le bac. Contre 50% pour les fils de bourgeois, qui, eux, n’allaient pas vers cette formation. « Lorsque l’on regrette les écoles normales, on regrette un corps d’élite du peuple pour le peuple », résume Claude Lelièvre. Quand l’internat n’est plus obligatoire, à partir de 1968, c’est l’esprit de corps qui disparaît.

« En réalité, une longue phase de déclin de l’institution normale s’achève en 1968 », écrit Gilles Laprévote. Après la Seconde Guerre et le régime de Vichy, qui supprima temporairement ces « séminaires laïcs », les trois années d’école normale sont consacrées à la préparation du bac. Progressivement, l’obtention de ce diplôme conduit les bons éléments à rejoindre les écoles normales supérieures et les facultés. En parallèle, les professeurs chargés de les préparer ne sont plus issus du circuit primaire, mais du second degré. Un malaise renforcé par des recrutements massifs, qui dépassent les possibilités de l’institution. De la fin des années 1950 aux années 1970, les non-normaliens, recrutés comme contractuels, constituent la moitié des instituteurs.

Après mai 1968, la scolarité est réorganisée. L’école normale n’assure plus la préparation au bac et se consacre exclusivement à la formation professionnelle, pouvant ainsi accueillir un nombre plus important d’élèves-maîtres externes. Progressivement, elle se rapproche des universités, ce qui mènera à la création, en 1989, des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), dont les actuels instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé) sont les héritiers. Les « instituteurs » deviennent alors des « professeurs des écoles », et leur formation est gérée depuis par les universités.

« Les profs ne vivent plus sur place. Ils arrivent à l’école comme à l’usine. J’ai l’impression que les jeunes font ce métier parce qu’ils n’ont pas trouvé autre chose »

Témoin de ce changement, Bernard Appy a 22 ans, lorsqu’il passe, en 1977, le concours de l’école normale d’Aix-en-Provence, après avoir « traîné trois ans à la fac ». Ses profs, « marqués communistes », arrivent à l’école avec L’Humanité « ostensiblement sous le bras ». C’est l’heure des pédagogies « nouvelles ». « Je venais de la classe moyenne. J’étais fier, raconte-t-il. J’ai découvert une formation de deux ans complètement vide, donnée par des formateurs déficients, venus du secondaire, ne connaissant rien au primaire. Ils prônaient la pédagogie Freinet. » Bien classé à la sortie, il obtient un poste dans une école rurale, où il applique sans difficulté ces pédagogies qu’on lui a inculquées, selon lesquelles « l’élève construit son propre savoir ». C’est le choc lorsqu’il est affecté dans les quartiers nord de Marseille, où les parents d’élèves, issus de l’immigration, ne peuvent « compenser le retard à la maison ». De « petits réglages en petits réglages », l’instituteur revient à une pédagogie « explicite ». Il remet les élèves « en rang d’oignon devant le tableau », écume les armoires à la recherche d’anciens manuels, et revient à une méthode de lecture syllabique. Retraité depuis 2016, il a vu arriver les jeunes enseignants sortis de l’IUFM, sans constater finalement de différence avec son époque. « On a changé le bocal, mais les cornichons sont restés », ironise-t-il.

Retraité depuis 1997, Gilbert, 80 ans, soupire. « Aujourd’hui, je ne sais même pas qui est instit dans mon village », lâche celui qui a fait toute sa carrière comme directeur de l’école d’Heiltz-le-Maurupt (Marne). « Les profs ne vivent plus sur place. Ils arrivent à l’école comme à l’usine. J’ai l’impression que les jeunes font ce métier parce qu’ils n’ont pas trouvé autre chose, constate ce diplômé 1964 de l’école normale de Châlons-en-Champagne. Pour nous, c’était une ascension sociale. Nous étions formatés pour être instituteurs »."

[1Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (note de la rédaction CLR).


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Elèves enseignants dans Ecole,
"La France de… Mona Ozouf" (Le Point, 10 août 23) dans le dossier Le Point "La France de…" (juil.-août 23) dans Être Français (note de la rédaction CLR).


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