Tribune libre

Laïcité et islam : incompréhension ou ambiguïté entretenue ? (K. Slougui)

par Khaled Slougui, président de l’association Turquoise Freedom. 21 juillet 2016

C’est par un bel après-midi, comme on en connait fréquemment en Provence, dans un petit village dont le calme le dispute à la coquetterie, loin de Marseille la tumultueuse, qu’une association locale a cru bon d’organiser une conférence sous l’intitulé « la laïcité aujourd’hui : vivre ensemble dans un pays laïc » [1].

L’initiative est sans doute très louable eu égard aux questions qui font l’actualité et qui directement ou indirectement y renvoient (signes religieux dans les services publics et à l’école, menus de substitution, soins à l’hôpital par un personnel de sexe diffèrent, mixité dans les piscines, menus scolaires etc…) ; elle gagnerait à être élargie, répétée à l’échelle nationale.

Tant il est vrai qu’aborder ce sujet dans le contexte actuel relève de la gageure, voire de la témérité.

Pour animer cette réunion, l’association a fait appel à trois profils différents : un laïque qui préside l’Observatoire de la laïcité de Provence, un catholique retraité du journalisme (La Croix), et un musulman qui préside une association de victimes de l’Islam radical et de pratiques anachroniques (l’auteur de ces lignes).

C’est donc sous les auspices d’une saine volonté de dialogue et d’échanges républicains que cette réunion s’est tenue.

Pour ma part, d’entrée de jeu, paraphrasant Alfred De Musset, j’ai posé un cadre de discussion : « On ne badine pas avec la laïcité ».

Car, plus que jamais par le passé, la laïcité est partout menacée par des intégrismes, des intolérances, des replis identitaires, sur fond de communautarisme. L’intervention grandissante du religieux, j’allais dire l’intrusion, dans tous les domaines de la vie, est de nature à conférer à la laïcité le statut tout à la fois d’un enjeu crucial et d’un défi majeur à relever.

Notre ami journaliste ne s’y est pas trompé en affirmant : « La laïcité, c’est à mes yeux, la condition indispensable de la biodiversité culturelle, la condition de survie d’une société. » Mais, là où le bât blesse ; ce qui est paradoxal, étrange même, c’est que tout le monde se dit laïque.

Alors oui ! La France a un problème avec sa laïcité [2].

Des lors, il s’avère nécessaire, voire indispensable, de nuancer ce qui peut relever d’une incompréhension somme toute légitime de ce qu’est la laïcité et de ce qu’elle n’est pas.
Et ce qui, en réalité, s’apparente à une ambiguïté entretenue à dessein aux fins de sa remise en cause.

C’est le domaine de prédilection des islamistes.

En effet, il n’est pas rare d’entendre tel prédicateur connu de l’UOIF déclarer avec aplomb "Nous sommes tous les fils de Voltaire", et se livrer tout de suite après à une attaque en règle des fondements même du principe de laïcité.

Tel directeur d’école musulmane de la même mouvance rappelle avec un culot invraisemblable : la laïcité n’est le monopole de personne, nous sommes tous des laïques.
Mais aussi, tel autre intégriste juif, catholique ou protestant, ne se prive pas d’accuser avec une arrogance coutumière des « laïques sectaires » d’ériger la laïcité en dogme quasi sacré avec un côté doctrinaire affirmé. Et de s’interroger si la laïcité ne serait pas "prise en otage".
Cette approche confusionniste laisse transparaitre une tendance de la part de ces opposants déclarés ou feutrés à citer la laïcité et les valeurs de la république plus pour ce qu’ils auraient voulu qu’elles fussent que pour ce qu’elles sont effectivement.

Elle est le propre de tous les intégrismes religieux, cependant, il faut reconnaitre que son expression la plus directe, la plus actuelle, la plus radicale est sans conteste le fait des islamistes.

Comme je l’ai développé par ailleurs, l’islamisme révèle une religiosité fruste, tactique, calculée, « de contrebande » a osé dire le regretté Mostefa Lacheraf [3]. Un grand érudit qui a tenté de réconcilier les musulmans avec l’islam comme culture et comme matrice d’une foi décontractée, tolérante et éclairée.

Mais revenons à l’Islam et la laïcité. Appréhender ce sujet en termes de compatibilité et/ou incompatibilité, c’est fausser le problème ; c’est poser un débat qui est tranché depuis longtemps et qui n’a plus lieu d’être ; c’est entrer dans un débat théologique que les islamistes ont pour mission d’instaurer, et appellent de leur vœu ; c’est cautionner leur roublardise.

La lucidité exige de rester sur la laïcité comme principe politique d’organisation de l’Etat et ses institutions et donc traiter les problèmes sur le terrain politique en s’appuyant sur les règles de séparation et de neutralité.

Pour l’essentiel, deux types d’arguments tentent de discréditer le principe de laïcité, ou à tout le moins, de jeter le trouble chez les croyants :

  • la transformation de la laïcité en nouvelle religion et ses principes en dogmes, en faisant dire aux textes ce qu’ils ne disent pas (Tariq Ramadan [4]) ;
  • la confusion entre sphère privée et sphère publique, autrement dit, en voulant enfermer les religions dans l’espace privé, on dévoierait l’esprit de la Loi de 1905.

Sur le premier argument, très souvent mobilisé par les islamistes qui font de la question du voile leur cheval de bataille favori, il s’agit de monter que la question des signes religieux n’existe pas dans cette loi ; ce en quoi ils ont raison. En un mot, ils réfèrent à la loi de façon sélective, quand cela fait leurs affaires.

Mais si l’on reste dans cette logique, aucune loi ne saurait prévoir ou anticiper les comportements des publics auxquels elle s’adresse. Il faut savoir raison garder et transgresser la subversion islamiste.

Et d’ailleurs, comment Aristide Briand et ses amis pouvaient imaginer qu’un siècle après, un enseignant refuserait de serrer la main à une collègue femme, qu’un ouvrier ou un employé exigerait de faire sa prière sur le lieu de travail, qu’une patiente refuserait de se faire soigner par un médecin de sexe masculin, ou d’une autre confession, qu’une collégienne de dix ans déciderait du jour au lendemain de couvrir ses cheveux… ?

Pouvaient-ils se douter que la visibilité serait un jour un élément fondamental de l’expression de la foi ?

Ce juridisme mal intentionné n’implique pas qu’il faille inverser l’ordre des choses : la liberté de culte et de conscience existe et elle est reconnue par tous ; c’est donc à l’Islam de s’adapter, à l’instar des autres religions, aux valeurs de la république et des droits de l’homme.

Sur le deuxième argument, l’idée est de discuter le principe même selon lequel la religion doit rester une affaire privée, en posant certaines questions sur lesquelles les pouvoirs publics sont sommés d’apporter les réponses nécessaires : comment fixer les limites entre sphères publique et privée ? Que signifierait la liberté de culte si elle ne s’exerce pas dans un espace public ? La religion ne peut-elle intervenir dans les débats de société ? Ne peut-elle pas donner son opinion sur des questions éthiques, écologiques, économiques… ?

Là aussi, il faut nuancer la position des croyants ordinaires qui est dénuée de toute arrière-pensée politique ou religieuse [5], de celle des intégristes religieux obsédés par la nostalgie d’un passé révolu fait de préséance et de domination du religieux sur le politique, du sacré sur le profane.

De fait, les religions participent largement aux débats de société, et leurs positions s’expriment, y compris avec violence ; il faut se rappeler les lois sur l’avortement et le mariage pour tous, et l’hystérie qu’elles ont déchainée dans le pays.

La loi est supérieure à la religion ; c’est aussi cela la laïcité. Donc place à la loi dont l’Etat est supposé détenir le monopole légitime.

Avec la rhétorique islamiste, l’on est dans le domaine de la foi abusée et toutes les caricatures, les perversions qu’elle génère ; elle s’appuie clairement sur l’ambiguïté intentionnelle et la confusion concertée.

A tout le moins cette démarche charrie moult contradictions dont une bonne synthèse est donnée par ce jugement de Jacques Berque [6] : « De l’abomination de la France et de l’Occident, ils [les islamistes] veulent bien excepter, toutefois, la technologie et le progrès matériel. Mais ils répudient les idées-forces qui ont escorté les performances matérielles. »

Khaled SLOUGUI,
président de l’association Turquoise Freedom, d’aide aux victimes de l’islam radical.

[3Mostefa Lacheraf, Les ruptures et l’oubli : essai d’interprétation des idéologies tardives de régression en Algérie, Casbah éditions, 2004.

[4Tarik Ramadan, Mon intime conviction, Éd. Presses du Châtelet, 2009.

[6Jacques Berque, Une cause jamais perdue, Ed. Sindbad-Actes Sud, 2008.



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