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"L’émouvant exemple du frère Allende" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

(Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait). Par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 8 septembre 2023

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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La nouvelle tombe comme une bombe meurtrière sur nos plus belles espérances. Les militaires ont donné l’assaut au palais de la Moneda. El Presidente ha muerto. Salvador Allende n’est plus. Le monde vacille pour les puceaux de la politique que nous sommes. Pour la première fois de nos vies, la mort n’est plus une image distante, un horizon lointain, une perspective étrangère. Elle ne se contente pas de briser un homme, un mouvement, un espoir. Elle s’insinue au plus profond de mon être pour tenter d’en arracher mes idéaux et mes dernières illusions.

Cet homme a voulu croire jusqu’au bout à la démocratie. À l’aile gauche qui scandait "El pueblo armado jamas sera vencido", il répondait avec abnégation par d’incessants appels à l’unité et la tentative permanente de négocier pour empêcher la guerre civile.

Il savait qu’au-delà du Chili, de très nombreux peuples solidaires suivaient avec attention et émotion cette aventure qui devait prouver que le socialisme à visage humain était possible, même après la dictature des goulags. Après tant de déconvenues, d’espoirs bafoués, une lumière venue de ce petit pays du bout du bout du monde donnait à espérer.

La mort du président Allende n’en retentit que plus violemment à mes oreilles encore un peu naïves. Je me souviens très précisément de la virulence et de la brutalité de l’information lâchée à la radio, de la détresse et du malheur qui s’abattirent sur moi, des larmes impudiques que je ne pus contenir. L’onde de choc du traumatisme serait suffisamment longue pour susciter ce qu’on dénomma le "syndrome chilien", la peur du coup d’État, lorsqu’en 1981 la gauche française arrivera au pouvoir.

L’expérience chilienne n’était pas que politique. Avec mes amis, je l’avais soutenue de toutes mes modestes forces pour sa force éthique incarnée par les derniers mots du Président. Alors qu’il refuse de se rendre à la junte, dans une ultime allocution retransmise à la radio, il prononce ces mots bouleversants : "Dans ces circonstances historiques, je veux que le sacrifice de ma vie soit un exemple de fidélité au peuple. Je vous dis et c’est là ma conviction profonde, que nous avons semé dans la noble conscience de milliers et de milliers de chiliens une graine que rien ne pourra faire disparaître. Oui, ils sont forts bien sûr ; ils peuvent avoir le dessus. Ils ont beau faire, ni le crime, ni la force brutale ne pourront juguler le processus social. C’est à nous qu’appartient l’histoire ; ce sont les peuples qui la font. Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vivent les travailleurs !"

Allende avait vécu et choisi de mourir en homme libre. En franc-maçon qui n’a pas oublié cette injonction professée le jour de son initiation, après qu’il s’est agenouillé pour être adoubé tel un chevalier : Tu ne mettras plus jamais genou en terre, car un franc-maçon vit et meurt debout.

La vie politique offre peu d’occasions d’honorer de telles fidélités. Je découvrais que j’aimais cet homme, sa combativité certes, mais aussi sa simplicité, son sens moral, sa fidélité, cette façon d’assumer jusqu’au bout sa part de vérité quel qu’en soit le prix à payer.

Le frère Allende était un authentique maçon. Vénérable Maître de la Loge Hiram 65 à Santiago à deux reprises, il n’était pas de ces élus qui voudraient faire oublier leur appartenance à la franc-maçonnerie dès lors qu’elle pourrait être préjudiciable à la suite de leur carrière. Qui plus est, il n’hésitait pas à l’assumer publiquement. Dans un entretien demeuré célèbre avec Régis Debray [1], il répond à son interlocuteur, qui pense discerner une contradiction entre ses engagements politique et maçonnique, que ceux-ci sont complémentaires.

« J’appartiens personnellement à une tradition maçonnique. Mon grand-père, le docteur Allende Padin, a été grand maître de l’Ordre maçonnique au siècle dernier, à une époque où être franc-maçon signifiait lutter. Les loges maçonniques, les loges lautarines ont été les piliers de l’indépendance et de la lutte contre l’Espagne. Alors tu comprends qu’avec une telle tradition familiale et aussi parce que la franc-maçonnerie a lutté pour des principes fondamentaux tels que la Liberté, l’Égalité et la Fraternité, on peut avoir ce genre de relations. Cela dit, j’ai maintenu au sein de la franc-maçonnerie qu’il ne peut y avoir d’Égalité en régime capitaliste, pas même la moindre chance d’égalité ; qu’il ne peut pas exister de Fraternité quand il y a exploitation de classe et que la Liberté authentique est une chose concrète et non pas abstraite. Je donne donc aux principes maçonniques le contenu réel qu’ils doivent avoir. Bien sûr, je sais parfaitement qu’il y a des pays où la franc-maçonnerie ne pourrait pas être considérée comme conforme à ces principes. »

Et de rappeler que si le parti communiste a été fondé en France avec des francs-maçons comme Marcel Cachin, l’incompatibilité entre les deux appartenances a été décidée à Moscou en 1919 par la Troisième [2]. Le frère président le regrette pour qui les deux idéaux, le socialisme et la franc-maçonnerie, sont complémentaires. Probablement a-t-il convaincu Régis Debray, dubitatif à l’époque, mais qui écrira un peu plus tard que la franc-maçonnerie est la conscience de la République [3].

Cette conception de la franc-maçonnerie des Lumières, nourricière des grands mouvements sociaux d’émancipation de l’Humanité, exprimait parfaitement les raisons pour lesquelles j’avais voulu en être. Mais une si haute conception morale n’était pas partagée à la Grande Loge du Chili qui courba l’échine plus bas que sol. La principale obédience chilienne ne trouva rien à redire au coup d’État, aux arrestations, tortures, exécutions immédiates, aux déportations, assassinats maquillés en disparitions qui suivirent. Vingt-cinq mille noms d’assassinés et disparus sont désormais gravés sur l’immense mur de granit, dressé dans le Cementerio General de Santiago. Je me rendrai plus tard dans la capitale chilienne pour enquêter sur le comportement des églises et des obédiences maçonniques face à la dictature, article que publiera Le Monde diplomatique, en 1988 [4] [5].

Dans les semaines qui suivirent le coup d’État, avec des sœurs et des frères, nous mîmes en place une véritable chaîne de fraternité pour accueillir ces femmes, ces hommes, leurs enfants, qui, tels les anciens républicains espagnols, imaginaient s’installer quelques temps dans l’exil, quand ils allaient constituer une nouvelle et durable diaspora contrainte à l’intégration. L’ambassade de France à Santiago joua un grand rôle, permettant de sauver de nombreuses vies. Arrivés à Paris, les réfugiés avaient besoin de logement, de ressources, de travail, de couverture santé. L’installation dans un premier temps ne fut pas trop ardue, le gouvernement facilitant les choses et nombre de militants donnant de leur temps. C’était une autre époque. Quel courage il fallut à ces femmes et à ces hommes qui avaient tout laissé sur place pour rebâtir une vie en France et qui durent plus tard, comme pour la plupart des diasporas, affronter l’incompréhension de ceux qui avaient été contraints de demeurer au pays ! Les plus favorisés des exilés qui ne bénéficiaient pas nécessairement d’équivalences, durent repasser leurs diplômes en France.

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[1Entretiens avec Allende sur la situation au Chili, Cahiers libres 202, François Maspero, 1er trimestre 1971.

[2Internationale (note de la rédaction CLR).

[3Que vive la République, Odile Jacob, 1989.

[4Le Monde diplomatique - voir chapitre plus loin.


Voir aussi, sur le site de l’éditeur, "Marianne toujours !",
et le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Livres dans Culture,
dans la Revue de presse Chili (note de la rédaction CLR).


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