Revue de presse

Gilles Kepel : "En Arabie saoudite, Jean-Luc Mélenchon serait perçu comme un fanatique médiéval" (L’Express, 21 sept. 23)

(L’Express, 21 sept. 23). Gilles Kepel, professeur des universités, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain. 22 septembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Gilles Kepel, Prophète en son pays, L’Observatoire, 6 sept. 23, 23 €.

"Brouille avec le Maroc et l’Algérie, accords d’Abraham, recul de l’islamisme… L’auteur de "Prophète en son pays" déplore que la diplomatie française ne se soit pas adaptée aux bouleversements du monde arabe.

Propos recueillis par Thomas Mahler

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Il est le plus célèbre de nos arabisants. Dans l’indispensable Prophète en son pays (L’Observatoire), Gilles Kepel revient sur quatre décennies à sillonner le monde arabe et musulman, mais aussi les "banlieues de l’islam" en France. Doctorant en Egypte, il s’était penché sur les mouvements islamistes, quelques mois avant l’assassinat du président Sadate. Plus tard, ses avertissements précurseurs sur la montée et les évolutions du djihadisme se heurteront à une partie de la gauche française.

Pour L’Express, Gilles Kepel décrypte la dégradation des relations diplomatiques de la France au Maghreb, le changement majeur induit par les accords d’Abraham, ainsi que le recul de l’islamisme politique dans le monde arabe, impulsé notamment par un Mohammed ben Salmane qu’il avait rencontré dès 2016. L’universitaire déplore qu’encore une fois, notre pays soit en décalage avec les bouleversements internationaux.

L’Express : En fil rouge de votre livre, on retrouve le regret de n’avoir pas suffisamment bénéficié de soutiens institutionnels ou politiques. Mais vous avez largement gagné la bataille des idées sur l’islamisme et le djihadisme, vos adversaires d’hier ayant aujourd’hui abandonné le domaine…

Gilles Kepel : Je regrette que ce travail universitaire n’arrive pas à percoler jusqu’à la mise en œuvre de décisions publiques. Un exemple dramatique : en 2008, j’ai publié Terreur et martyre, dans lequel j’analysais le djihadisme de troisième génération, ce qui deviendrait Daech, à partir d’un auteur syrien, Abou Moussab al‐Souri. Celui-ci avait fait ses études à la faculté de Jussieu, au moment où les idées de Gilles Deleuze sur le "rhizome révolutionnaire" étaient à la mode. Souri s’est opposé à Ben Laden, estimant que le 11 septembre 2001 était une erreur relevant de l’hubris. Il a théorisé un djihad réticulaire et non pas pyramidal, comme celui d’Al-Qaida. Souri a aussi expliqué qu’il fallait attaquer l’Europe, et notamment la France, y ayant constaté les problèmes d’intégration et la pénétration des idées salafistes. Pour lui, la guerre civile était un moyen bien plus efficace que des opérations spectaculaires comme le 11 septembre, en ciblant de préférence des Juifs, des musulmans "apostats", et des intellectuels critiques envers l’islam. Mon livre n’a eu aucun écho. En mars 2012, Mohammed Merah mettait à l’œuvre ce programme. Bernard Squarcini, l’homme des renseignements de Nicolas Sarkozy, l’a pourtant qualifié de "loup solitaire". Résultat : nous avons perdu trois années précieuses, et les services de renseignement n’ont pas vu venir l’attentat contre Charlie Hebdo et ensuite l’Hyper Casher. [...]

Mais Emmanuel Macron a pleinement rejoint vos analyses…

Avec son discours sur le séparatisme aux Mureaux, il est complètement en phase avec la réalité du terrain et de la recherche. Mais si l’analyse est juste, nous avons toujours du mal à communiquer cela à l’étranger, à l’aide de personnes maîtrisant l’arabe, voire l’anglais. La France se retrouve caricaturée par le New York Times, le Washington Post, et bien sûr Al-Jazeera. La traduction en arabe du discours présidentiel sur le séparatisme était catastrophique. Ensuite, Emmanuel Macron a donné une interview à Al-Jazeera avec une excellente traductrice. Mais hélas, il a parlé vite avec une abondance de concepts français, ce qui était peu compréhensible pour les téléspectateurs arabophones. [...]

La France a-t-elle fait une erreur en "jouant" l’Algérie, un régime surfant sur la rhétorique anticolonialiste, plutôt que le Maroc ?

Au Maroc, mes interlocuteurs s’offusquent que plus l’Algérie attaque la France sur le plan mémoriel, plus celle-ci en redemande en multipliant les gestes de contrition historique. Alors que, selon eux, le Maroc, bien plus apaisé dans son rapport à l’histoire du protectorat, a été traité sans aucun égard. Il y a bien sûr une part de politique dans ces propos, mais c’est révélateur de l’état d’esprit dans les élites du pays.

Qui plus est, les accords d’Abraham en 2020 ont changé la donne pour le Maroc. En contrepartie de l’ouverture d’une ambassade israélienne à Rabat, les Etats-Unis ont reconnu la marocanité du Sahara occidental. Rabat a poussé son avantage efficacement sur ce dossier, même si la solidarité avec les Palestiniens reste entière dans la population, et que la politique actuelle de Netanyahou n’arrange rien. On a bien vu, lors du beau parcours du Maroc lors la Coupe du monde au Qatar, que ses supporteurs s’enveloppaient du drapeau palestinien. Ensuite, l’Allemagne et l’Espagne ont eux aussi reconnu cette marocanité, alors même que l’Espagne avait un grave contentieux avec le Maroc du fait des flux migratoires à travers le détroit de Gibraltar, des trafics multiples et de la question des enclaves de Ceuta et Melilla héritées de l’époque coloniale.

Il est clair que le gouvernement marocain aimerait que la France aille dans le même sens. Traditionnellement, nous conservons une politique d’équilibre entre Algérie et Maroc. Mais aujourd’hui, on ne sait plus avec lequel des deux nos relations sont les pires. Il est temps de tout remettre à plat.

Autre évolution essentielle : le recul de l’islamisme politique en Afrique du Nord, comme dans tout le Moyen-Orient. Comment l’expliquer ?

En France, le salafisme et le frérisme semblent désormais être au cœur de la stratégie électoraliste de la gauche radicale, avec ce "pacte de Médine" signé par les écologistes et LFI avec le rappeur havrais lors de leurs universités d’été. Ironiquement, dans le monde musulman, c’est tout le contraire qui se produit. Les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée prennent leur distance avec l’utilisation politique de la religion.

Au moment des printemps arabes il y a dix ans, le Qatar finançait les Frères musulmans à travers le monde. Al-Jazeera était une chaîne au contenu complètement frériste destinée à concurrencer l’Arabie saoudite. Mais aujourd’hui, le contexte a totalement changé. L’alliance entre la Turquie, le Qatar et l’Iran – que j’ai nommée "l’axe fréro-chiite" - contre l’Arabie saoudite et l’Egypte a échoué. En arrivant au pouvoir en 2017, Mohammed ben Salmane (MBS) a marginalisé le salafisme et engagé une libéralisation des mœurs de la société. Cet été, j’ai ainsi pu voir sur la Côte d’Azur des Saoudiennes en short, tandis que des Françaises se promenaient en abaya, portant un masque sanitaire en guise de niqab. Un contraste frappant, et révélateur. Comme si l’Europe, désormais, était devenue le bastion des Frères musulmans. Même en Turquie, Erdogan, afin de conforter son pouvoir face aux problèmes économiques et à l’effondrement de la monnaie, a désormais tellement besoin des dollars de Golfe qu’il a fermé toutes les chaînes de télévision des Frères musulmans qui émettaient depuis sur son territoire. Quant au Qatar, il s’est rapproché de Ryad, et n’a plus besoin des Frères pour concurrencer l’Arabie saoudite. A ce jour, nous ne sommes plus dans le cycle historique qui avait porté l’islamisme politique au sommet depuis une décennie. [...]

Vous avez rencontré Mohammed ben Salmane à Paris dès 2016. Aviez-vous senti à quel point il allait réformer la société saoudienne ?

Paradoxe saisissant : je venais d’être condamné à mort par Daech dans mon pays, et je rencontrais le futur souverain d’un Etat qui avait été le principal propagateur du salafisme, sur lequel s’est ensuite développé le djihadisme. Mohammed ben Salmane était surpris de rencontrer un arabisant français, et, alors que j’étais interdit de séjour en Arabie saoudite par son cousin Mohammed ben Nayef, il m’a proposé d’y voyager à ma guise afin de lui faire part de mes impressions. Mais il n’avait pas encore le pouvoir. Finalement, l’invitation est arrivée en 2017. Et quelques jours plus tard, le cousin était assigné à résidence, et MBS devenait prince héritier de plein exercice. Je n’avais plus mis les pieds depuis six ans en Arabie saoudite, et l’évolution d’emblée était frappante. A l’hôtel, hommes et femmes se mêlaient en public, alors qu’il restait encore partout des pancartes "espaces réservés aux femmes".

Aujourd’hui, vous pouvez aller dans des restaurants avec des femmes chefs qui ne sont plus voilées et ne portent même plus l’abaya. Jean-Luc Mélenchon, avec ses déclarations pro-abaya, se ferait sans doute mal voir en Arabie saoudite, et serait perçu comme un fanatique médiéval. [...]"


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