Revue de presse

Chloé Morin : « César, Depardieu, Bedos... quand le maccarthysme woke menace le cinéma » (L’Opinion, 5 fév. 24)

Chloé Morin, politologue. 6 février 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Chloé Morin, Quand il aura vingt ans, Fayard, 7 février 2024, 320 p., 21,50 €.

« Que les plus zélés défenseurs de cette noble cause ne se fassent aucune illusion : en creusant un peu, même les justes parmi les justes ont quelques péchés à dissimuler, et même les plus irréprochables ne sont pas à l’abri de fausses accusations »

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"Les milieux culturels français, et en particulier le monde du cinéma, sont une terre de conquête privilégiée pour la nébuleuse de pensée que l’on nomme communément wokisme. Ce mouvement, d’autant plus redoutable qu’il ne se revendique jamais comme une idéologie à part entière, avance à grands pas.

Il avance parce que tant de femmes ont été brimées, salies, niées, agressées depuis des décennies dans tous les milieux et dans l’indifférence générale que la tentation est grande de se libérer du poids de notre culpabilité collective en enfourchant le cheval du néo-féminisme.

Il avance parce que la justice a tant échoué à protéger les femmes que la plupart d’entre elles préfèrent désormais se faire justice elles-mêmes, à coup de tweets lapidaires en place publique.

Il avance parce que le combat pour la justice et l’égalité et contre les violences sexistes et sexuelles est un combat éminemment juste. Qui pourrait s’ériger contre  ?

Il avance parce que dans ce milieu où l’apparence est reine et le culte de soi-même tient souvent lieu de boussole morale, l’obsession d’être dans le « camp du bien » prime sur toute autre considération. Celles et ceux qui dénonçaient publiquement cette nouvelle mode importée des États-Unis s’y sont ralliés avec le zèle des nouveaux convertis. Le pouvoir de certains médias a sa part de responsabilité, quand la visibilité donnée est conditionnée à l’acceptation de certaines idées.

Il avance, enfin, parce que l’effondrement civique et éducatif qui mine toute la société n’a aucune raison d’épargner nos élites culturelles : l’incompréhension de ce qu’est la laïcité, la liberté d’expression, la liberté de caricaturer les religions ne cesse de grandir. A la faveur de cette confusion générale, le messianisme woke débarque en terrain conquis.

Quand l’actrice Emmanuelle Devos déclare : « Bien sûr qu’il y a des têtes qui vont tomber et qui n’auraient peut-être pas dû tomber, mais c’est ça les révolutions », sait-elle seulement qu’elle défend le retour à la vengeance personnelle, archaïsme que nous croyions avoir définitivement dépassé avec l’instauration d’une justice rendue par la puissance publique  ?

César. Dernière illustration en date : la nouvelle doctrine de l’académie des César en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles : « Si à l’issue des deux tours de scrutin, les membres votants de l’Académie décidaient d’attribuer un César à une personne faisant l’objet d’une mise en cause judiciaire, ce vote ne donnerait lieu à aucune remise de César sur scène ni à aucun discours par ou pour la personne concernée, qui ne bénéficiera […] d’aucune mise en avant sur les différents supports de l’Académie. »

Par ces mots, c’est la culture de l’effacement que cette vénérable institution prétend installer sur le sol français. Nous qui nous enorgueillissions jusqu’ici de résister aux modes qui chamboulent de nombreux pays occidentaux sommes donc, grâce à nos élites culturelles, en train de sauter dedans à pieds joints.

On me répondra que le wokisme est marginal, que l’on en parle trop, et que le patriarcat compte depuis des siècles beaucoup plus de victimes qu’une idéologie fantôme. Et s’il est vrai que nul ne se revendique ouvertement « woke » en France, du moins parmi les personnalités connues du monde politique ou culturel, ceux qui défendent les différents principes et méthodes constitutifs du wokisme sont, sinon majoritaires, de plus en plus nombreux.

Qui peut sincèrement prétendre que la cancelisation n’existe pas, quand la chaîne Paris Première déprogramme Les Valseuses, et France télévision annonce « revoir ses plans de diffusion » et mettre un terme à tout futur projet de film impliquant Depardieu  ? Cet effacement au nom d’une idéologie et d’une certaine morale n’a-t-il vraiment rien à voir avec le Maccarthysme  ?

Vengeance. Quand l’actrice Emmanuelle Devos déclare : « Bien sûr qu’il y a des têtes qui vont tomber et qui n’auraient peut-être pas dû tomber, mais c’est ça les révolutions », sait-elle seulement qu’elle défend le retour à la vengeance personnelle, archaïsme que nous croyions avoir définitivement dépassé avec l’instauration d’une justice rendue par la puissance publique  ? Voilà donc une adepte de plus du « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », considérant ainsi que toutes les injustices infligées aux femmes dans le passé légitiment les injustices qui, à l’avenir, pourraient être faites aux accusés que l’on aura privés du droit à un procès équitable. Cette idée qu’il faudrait nécessairement remplacer un ordre injuste par un autre tout aussi injuste a de quoi désespérer : partant du principe que la justice serait incapable de s’améliorer, autant s’en débarrasser  !

En vérité, le monde du cinéma, tout en dénonçant les censeurs qui séviraient dans les institutions de l’État s’accommode fort bien de la censure, dès lors qu’elle s’applique au nom d’une vertu auto-définie

Dire qu’il serait tolérable de venger les nombreuses victimes présumées en sacrifiant la réputation et la carrière d’hommes qui n’ont pas été judiciairement condamnés, c’est revenir au bon vieux « œil pour œil, dent pour dent ». Pour des femmes et des hommes qui prétendent agir au nom du bien, drapés dans une morale qu’ils estiment exemplaire, on a connu plus pertinent. Il est loin, le temps où la gauche préférait dix coupables dehors à un innocent en prison, et défendait pour tous les condamnés le droit à la réhabilitation.

Quand Amazon interdit à toute l’équipe d’Alphonse, une série financée par le géant américain de faire la moindre promotion en raison d’une plainte déposée contre son réalisateur (Nicolas Bedos aurait posé la main sur l’entre-jambe d’une femme, par-dessus son jean, à 4 heures du matin en boîte de nuit), c’est la cancel culture communément appliquée aux Etats-Unis qui sévit désormais en France. Elle musèle ainsi certains de nos plus grands acteurs, de Jean Dujardin à Pierre Arditi en passant par Charlotte Gainsbourg.

Combien de partisans de l’exception culturelle française se sont alors indignés de cette ingérence étrangère  ? A-t-on entendu hurler celles et ceux qui sont si prompts à utiliser la tribune des César ou du festival de Cannes pour dénoncer le poids de la censure infligée par ceux qui détiennent les cordons de la bourse  ? En vérité, le monde du cinéma, tout en dénonçant les censeurs qui séviraient dans les institutions de l’État s’accommode fort bien de la censure, dès lors qu’elle s’applique au nom d’une vertu auto-définie.

Jurisprudence Bedos. Ceci nous conduit à une caractéristique centrale du wokisme, empruntée à d’autres mouvements révolutionnaires : l’idée que la fin, c’est-à-dire le renversement d’un rapport de domination (sexuel, colonial, racial…), justifierait tous les moyens. On a ainsi désormais le droit de mener des enquêtes de moralité sur les acteurs avant de leur confier un rôle, tant est grand le risque qu’une accusation vienne sanctionner toute l’équipe du film – c’est la merveilleuse conséquence de la « jurisprudence Bedos ».

Désormais, la nuance, le discernement, les précautions ou même les doutes sont proscrits : on se doit d’être radical, enthousiaste, tout entier au service de la volonté collective de purifier le septième art de tous les porcs qui y ont sévi

Dans quel autre secteur de l’économie s’imaginerait-on punir tous les salariés d’une entreprise parce qu’un de leur collègue se verrait accusé (pas même jugé ni condamné) d’un geste déplacé  ? Le cinéma se veut l’avant-garde éclairée d’un mouvement qui considère que signer une tribune – fut-elle maladroite – pour défendre la présomption d’innocence de Depardieu est une offense faite à la morale et mérite, dès lors, une sanction sévère.

Certains signataires se sont ainsi vus menacés de perdre les subventions de leur théâtre, leur rôle dans un projet, leur couverture d’un magazine ou leur contrat avec une marque de vêtements. Rien n’est exclu, ni le lynchage, ni la menace d’accusations sur la vie privée, pour faire en sorte que les récalcitrants se plient enfin aux préceptes de ce nouvel ordre moral qu’est le wokisme à la sauce française.

Mieux, nous voilà de nouveau incités à la délation, comme aux pires heures de l’Histoire : bien que cela soit contraire à la déontologie du droit, l’académie des César invite en effet les avocats de plaignantes à lui signaler les instructions en cours. La parole des rares actrices à avoir osé dénoncer les dérives du mouvement #MeToo a été caricaturée, disqualifiée, découragée par le lynchage en meute organisé sur les réseaux. Désormais, la nuance, le discernement, les précautions ou même les doutes sont proscrits : on se doit d’être radical, enthousiaste, tout entier au service de la volonté collective de purifier le septième art de tous les porcs qui y ont sévi.

Ce mouvement contient, comme toutes les révolutions, les ferments de son échec. La purge trouvera sa fin lorsque l’intégralité de la profession aura été impactée par cette culture de l’effacement. Que les plus zélés défenseurs de cette noble cause ne se fassent aucune illusion : en creusant un peu, même les justes parmi les justes ont quelques péchés à dissimuler, et même les plus irréprochables ne sont pas à l’abri de fausses accusations. Si tous les moyens sont bons et si la justice n’est plus habilitée à déterminer la culpabilité d’une personne accusée, le mensonge ou l’exagération ne peuvent dès lors plus être exclus. Dire cela, ce n’est pas mettre en doute la parole des plaignantes, c’est simplement admettre que lorsqu’on donne un pouvoir sans limites ni contre-pouvoirs, la tentation d’en abuser est inévitable. Montesquieu n’aura-t-il donc servi à rien  ? On est toujours trahi par les siens."


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