Revue de presse

"Ce que révèle l’affaire de la jupe à Gennevilliers" (I. Kersimon, lefigaro.fr/vox , 25 av. 16)

Isabelle Kersimon, journaliste, auteur de "Islamophobie : la contre-enquête" (Plein Jour). 26 avril 2016

"Une jeune fille de 16 ans a été rouée de coups, lundi, à une station de tramway de Gennevilliers. Selon elle, sa tenue vestimentaire serait en cause, ce que dément l’auteure présumée des faits [1]. Que vous inspire cette agression qui a fait réagir les réseaux sociaux et les politiques ?

Isabelle KERSIMON. - Plusieurs choses. D’une part, la place donnée au démenti de l’agresseuse dans les médias et sur les réseaux sociaux est considérable, en comparaison de celle accordée à la parole du procureur de la République qui a bel et bien affirmé que tout a commencé par une « agression verbale sur le quai du tramway à cause de la jupe que portait la victime », selon l’article le plus récent du Parisien. Il paraît donc avéré, et depuis le tout début, que c’est bel et bien la tenue de la victime qui a déclenché ce tabassage en règle. Ce simple constat appelle deux ou trois analyses rapides.

La question de la déligitimisation bruyante de toute parole officielle. Sur les réseaux, mais aussi dans les médias plus classiques, dits « mainstream », l’agresseuse est écoutée. Elle peut se justifier. Elle peut contredire la parole de la magistrate. Cela signifie qu’une parole officielle et une parole d’ado ont exactement la même valeur et qu’elles s’opposent dans une sorte de « battle » où le sujet du « fight » n’a aucune espèce d’importance. Il y a là le reflet d’un mépris très ancré de la parole institutionnelle, doublé d’une indifférence absolue à la douleur d’autrui.

La question de la distorsion des faits. Quand l’agresseuse affirme non seulement que la jupe portée par la victime n’est pas la raison de son agression, mais que c’est la victime elle-même qui a provoqué l’agression, elle plaide en légitime défense sous des micros complaisants. Nous savons pourquoi nombre de nos confrères s’empressent d’accuser les autorités compétentes de mentir et d’accorder crédit aux fauteurs de trouble. On l’a vu lors des perquisitions. La peur d’être considéré comme raciste ou islamophobe est plus forte que la volonté de décrire.

Dans le sens inverse, le plaisir de produire des discours qui seront immanquablement considérés comme racistes ou islamophobes par les militants de ces causes tels que le CCIF ou le PIR - et qui poseront donc immanquablement ceux qui les tiennent en victimes - pousse les internautes à adopter des postures qui n’ont pas grand-chose à voir non plus avec la réalité. La mise en scène victimaire a un très bon ratio de retour sur investissement.

Autrement dit, on assiste à un concert polyphonique de victimisations en tous genres où toutes les cartes sont bonnes, sauf celles de la parole officielle, noyée dans l’agora. C’est un phénomène puissant et dévastateur, lié au développement des théories des complots partout.

Sur internet, certains voient dans cette agression une connotation islamiste. Souscrivez-vous à cette analyse ?

Absolument pas. Mais là encore, les réalités peinent à se frayer un chemin. On a ainsi pu lire, dans la plus pure tradition conspirationniste, que « les médias » voulaient cacher la dimension « islamiste » de l’agression en prétendant qu’il ne s’agit que d’une « histoire de jupe ». Et tout ceci, sans le moins du monde considérer que, sur la vidéo principale, on voit nettement une femme voilée, en jilbeb noir, qui tente de s’interposer en même temps qu’un homme costaud, puis se penche sur la victime. L’hypothèse selon laquelle il s’agit d’une agression « islamiste » ne tient donc pas la route. Sinon, en toute logique, non seulement la femme voilée à la mode fondamentaliste n’aurait pas porté secours à la victime, mais elle aurait plutôt encouragé les autres à punir « l’indécente ».

Là encore, plusieurs constats. D’abord, l’idiome « wallah » ne se traduit pas par « Yo, j’ai été over salafisée et j’ai mon diplôme de la police du vice et de la vertu ». Rappelons encore une fois ici que l’agresseuse elle-même n’est pas voilée. Peut-être même n’est-elle pas religieuse du tout. « Wallah » ne relève pas à proprement parler de la langue liturgique…

Ce que dit cette « affaire », c’est que des jeunes femmes ont complètement engrammé les lois qu’imposent des petites frappes aux femmes, ces mêmes lois que Sciences Po a vendues la semaine dernière sous le terme de « décence » [2] : celles du patriarcat le plus rétrograde, le plus coercitif. Qui s’exerce en effet sur des consciences dépolitisées à qui l’on ne cesse de répéter que le féminisme est ringard, qu’il ne sert à rien, que ce sont des sornettes d’un autre âge. L’agresseuse n’a donc pas nécessairement été « salafisée ». Elle vit dans une société qui se soucie assez peu des combats féministes. Voire, qui les accuse de racisme dès lors qu’il s’agit de « tenues islamiques ». L’agresseuse porte un jogging. Pas un voile. Elle cache ses formes. Son attitude, sa voix, sa brutalité, tout en elle semble dire « je suis un loubard ». Un « loubard » qui se serait converti à l’antiféminisme.

En revanche, quand cessera-t-on de fermer les yeux sur ces phénomènes : le voilement de fillettes dès l’âge de 4 ou 5 ans, la déscolarisation d’enfants musulmans, l’enseignement délivré dans des écoles islamiques, les discours de prédicateurs et d’imams, tel celui de Brest que j’avais la première dénoncé en septembre 2015 [3], qui justifie les agressions sur des femmes mal voilées, propos jugés non condamnables en haut lieu, les revendications de non-mixité, les manoeuvres véritablement séparatistes mises en place par l’islam politique ?

La victime a été aidée par une femme voilée. Cela témoigne-t-il de la complexité de la sociologie dans « les territoires perdus de la République » ?

Cela dit en tout cas une chose : « L’habit ne fait pas le moine »… Cela dit simplement qu’une femme voilée n’est pas sans humanité et qu’il serait temps de cesser d’imputer aux femmes qui se voilent des caractéristiques psychiques qui relèvent du délire et de la paranoïa, quand ce n’est pas d’une rage semblable à celle de l’agresseuse. Je suis absolument contre le voilement des femmes. Mais je ne suis pas en guerre contre les femmes. Ni celles qui disparaissent dans un jogging, ni celles qui se voilent, quelles qu’en soient les raisons.

Cela nous dit que, psychologiquement, dans une telle situation, nul ne peut prédire qui contribuera à frapper la victime, qui lui tendra la main, et qui alertera les secours.

Cela nous dit aussi à quel point les filles ont adopté les codes des petites frappes, puisque selon le parquet il y avait aussi un enjeu « conflit entre bandes ». À quel point les filles, n’en déplaise à Éric Zemmour et sa théorie de la féminisation de la société, se sont « masculinisées » depuis plus de dix ans, adoptant des tenues, un ton, des mots et une brutalité qui leur semblent être le seul moyen de survivre en milieu hostile, là où le machisme et la violence entendent dicter leur loi.

Le même jour, trois jeunes ont tabassé un serrurier qu’ils croyaient juif à Bussy-Saint-Georges [4]. Ces deux affaires sont-elles de la même nature ?

Non. [...]"

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