Revue de presse

A. Bidar : « Pour une réforme sereine et profonde de l’lslam » (Aujourd’hui le Maroc, 25 oct. 14)

28 octobre 2014

"Entretien avec Abdennour Bidar, philosophe français.

Pour Abdennour Bidar, l’indignation des musulmans contre Daech (traduite par le mouvement « Not in my name »), ne suffit pas. Dans une récente lettre ouverte au monde musulman publiée dans l’hebdomadaire Marianne, ce penseur appelle les musulmans à aller plus en profondeur pour faire une autocritique et réformer leur religion.

ALM : Le corps musulman est déchiré en fractions (chiite-sunnite, wahabite-soufi… ). Il souffre de plusieurs maux, mais subit aussi des assauts d’autres civilisations. Comment dans ce contexte convaincre le monde musulman de s’engager dans cette réforme à laquelle vous appelez ?

Abdennour Bidar : J’appelle la culture de l’Islam à se réformer parce que je crois que nous devons sortir de l’alternative où nous sommes actuellement enfermés : soit garder l’Islam de la tradition, soit renoncer à la vie spirituelle. Une troisième voie est possible qui est d’imaginer une nouvelle vie spirituelle, un nouveau rapport à l’Islam, plus libre, plus personnel, plus en phase avec notre temps. Un Islam qui reconnaît le droit à chacun d’entre nous de choisir en son âme et conscience le musulman ou la musulmane qu’il veut être – sans jugement d’autrui, sans contrôle des uns sur les autres mais dans une reconnaissance et une tolérance pour la diversité interne de nos rapports à la religion.
Je crois en cette évolution parce que c’est ce à quoi aspirent aujourd’hui les jeunes générations : elles veulent un Islam libre, compatible avec la démocratie, les droits de l’Homme, l’égalité des femmes et des hommes, le respect du pluralisme des croyances religieuses et de toutes les convictions. C’est comme cela que j’espère convaincre le monde musulman : non pas en proposant le discours abstrait du philosophe mais en m’adressant directement à l’esprit et au cœur de chaque conscience musulmane, en répondant à ce qu’elle attend elle-même, c’est-à-dire un nouveau rapport à la culture, à la tradition, aux coutumes, un rapport libéré de tous les poids du passé…

A cet égard j’entends souvent des musulmans me dire merci, « vous dites tout haut ce que beaucoup pensent tout bas » et vous nous donnez confiance dans notre droit à vouloir un autre islam qui n’a rien à voir avec le wahhabisme, le salafisme, le traditionalisme, et toutes ces fausses solutions qui voudraient ressusciter un passé imaginaire. Je crois que l’Occident est « sorti de la religion » par la mauvaise porte, celle de l’abandon de la vie spirituelle, et que les musulmans peuvent prendre une voie différente qui serait la régénération d’une vie spirituelle pour le XXIe siècle.

Al Qaida, Aqmi, Daech, Al-Nosra… qu’est-ce qui explique la naissance de ces groupes fondamentalistes ? Dans quelle mesure l’Islam est-il devenu un terreau fertile pour ces groupes fondamentalistes ?

On me dit souvent, « vous les Occidentaux ne regardez que les terroristes, mais c’est l’arbre qui cache la forêt ». Alors moi je demande : « Mais dans quel état est la forêt ? ». Dans quel état est l’Islam dans son ensemble ? Dans quel état moral, social, politique, spirituel ?
Je vois que c’est un monde qui souffre de multiples maladies, dont les groupes terroristes ne sont que le symptôme le plus grave, le plus visible. Mais derrière, il y a le traditionalisme, le littéralisme, le dogmatisme, c’est-à-dire tout ce qui transmet une sous-culture religieuse faite de taqlid, de répétition des traditions sans aucune éducation de l’individu à la réflexion personnelle : « Le Coran a dit, point », « la Sunna a dit, point ». Tout ce que je dénonce dans mes livres comme une confusion entre Islam et soumission, religion et soumission. Mais Allah ne veut pas des esclaves ! Il veut des rois ! Il a demandé aux anges de se prosterner devant Adam, dans la sourate Al Baqara. Et il a élevé Adam au rang de calife, chargé d’administrer l’univers avec justice. L’être humain est « Abderrahmane », « au service de la miséricorde » : c’est lui le roi de la terre qui fait exister la miséricorde divine sur la Terre. Il a été créé avec cette souveraineté et c’est pour cela qu’il est un être spirituellement libre : c’est à chacun de nous de choisir comment il veut servir la miséricorde. « La ikraha fi Din ! »

Comment ce combat de l’intérieur auquel vous appelez peut–il être initié ? Sur quelle base opérer cette réforme ?

Je suis philosophe, ce qui veut dire que pour moi c’est un combat de fond : au niveau des idées, et du « fond d’écran » de la civilisation de l’Islam. Ce fond d’écran c’est l’ensemble des fondements de notre spiritualité. Voilà ce qu’il faut revoir, il faut tout refonder, tout reprendre depuis le début que chacun relise aujourd’hui le Coran comme s’il venait de lui être révélé. Ne pas laisser quelqu’un d’autre choisir mon Islam à ma place. Refuser les discours de haine, de violence, de guerre, d’intolérance, de soumission et de domination. Entrer, comme le disait au XIIIe siècle le cheikh Al Akbar, Muhyiddin Ibn Arabi, dans une religion de l’amour. [...]

Le Printemps arabe suscitait des espoirs et constituait une occasion pour réformer les sociétés musulmanes. Pourquoi cette expérience a-t-elle échoué selon vous ?

Elle s’inscrit dans un processus de long terme, à l’échelle de décennies et de siècles : le monde musulman est en train, lentement mais sûrement, et au prix de convulsions énormes, de régressions terribles parfois, c’est-à-dire de tragiques retours en arrière, de s’arracher tout de même à son passé, et de cheminer vers ce que mon ami le penseur Souleymane Bachir Diagne appelle l’équilibre entre la fidélité et le mouvement, l’équilibre entre le recueillement des héritages et l’invention de l’avenir. Ayons confiance, et essayons d’assumer chacun sa part de responsabilité dans cet immense processus en cours !"

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