Revue de presse

"Interdiction de l’abaya : un risque juridique" (Julie Arroyo, mediapart.fr , 28 août 23)

(Julie Arroyo, mediapart.fr , 28 août 23). Julie Arroyo, chercheuse en droit public 28 août 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Mathilde Goanec

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"Cette nouvelle interdiction relance cependant le débat autour de la mise en œuvre de la loi de 2004 interdisant le port du voile à l’école, ainsi que l’ambiguïté autour des vêtements religieux « par destination ». Explications avec la chercheuse en droit public Julie Arroyo, qui vient de publier un texte critique sur l’interdiction des signes religieux dans la Revue des droits et libertés fondamentaux [1].

Mediapart : Juridiquement, pour vous, l’interdiction de l’abaya est-elle possible ? Dans le cadre de la loi de 2004 ?

Julie Arroyo : Oui, cela semble possible dans le cadre de la loi de 2004, mais contestable. Possible, car la loi interdit les signes qui révèlent ostensiblement l’appartenance religieuse de leur porteur ; et parce qu’au-delà des signes religieux classiques (croix, voile), les signes religieux que la doctrine appelle “par destination” peuvent être interdits. Il s’agit des objets qui n’ont pas de connotation religieuse mais qui sont religieux du fait de la volonté de leur porteur de leur conférer une telle dimension : cela a été admis pour certains bandanas, jupes noires longues, etc. L’abaya pourrait correspondre à ce type de signe. Il faut voir comment sera rédigée la circulaire car cela conduirait l’administration à aller très loin et à s’immiscer dans le champ religieux d’une manière qui semble peu compatible avec la laïcité.

L’ambition du ministre de l’éducation nationale est de lever le flou par l’interdiction pure et simple de l’abaya à l’école, mais est-ce si simple sur le plan juridique ?

La question de l’identification des signes religieux dans un État laïque est problématique, car un État ne doit pas en principe dire ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas. Dans l’idéal, il lui faut se référer à l’intention du porteur du signe. Si celui-ci considère son objet comme religieux, alors il devra être qualifié comme tel. Bien sûr, une telle approche pose problème lorsque l’identification du signe religieux précède son interdiction, car elle peut conduire à interdire ou à ne pas interdire un même objet selon la revendication de son porteur (par exemple avec les abayas revendiquées comme vêtement religieux ou non par les élèves). L’autre solution, respectueuse de la laïcité, consiste à se référer à la qualification arrêtée par l’autorité ou la communauté religieuse en question. Est considéré comme religieux ce que les chrétiens, les musulmans, les juifs, etc., considèrent comme tel. Dans le cas de l’abaya, il ne semble pas que ce soit le cas. Donc, on risque de se retrouver avec une circulaire qui affirme la dimension religieuse d’un vêtement, quelles que soient les circonstances de son port, alors même que ce vêtement est avant tout coutumier, et alors que son porteur lui déniera potentiellement toute portée religieuse. Il s’agirait d’une situation trèscontestable voire un non-sens au regard de la laïcité. Ce serait extrêmement critiquable, comme je l’explique, que l’abaya soit ipso facto considérée comme un signe religieux quelles que soient les circonstances. La jupe noire et les bandanas par exemple étaient portés en continu ou en substitution au voile interdit... Donc il va falloir attendre de voir comment la circulaire sera rédigée... Par principe, une interdiction générale et absolue des abayas ne me semble pas tenable.

On parle de vêtement « culturel » ou « religieux ». Il faut, en droit, les traiter différemment ?

Il est toujours délicat de distinguer le cultuel et le culturel en matière de signes religieux. Si l’on prend l’exemple des crèches de Noël, le Conseil d’État a jugé qu’elles peuvent être dans certaines circonstances des signes religieux dont l’installation dans les lieux publics est prohibée par la loi de 1905, et dans d’autres circonstances qu’elles présentent une dimension davantage culturelle et qu’elles peuvent donc être installées à certaines conditions sur une place ou dans une rue par exemple. Pour l’abaya, la circulaire va peut-être conduire à affirmer – sans discussion possible autour des circonstances de son port – sa dimension religieuse alors même qu’il ne s’agit pas par nature d’un signe religieux et, encore une fois, potentiellement contre l’intention de son porteur. Dans un État laïque, on se trouverait donc dans la situation où les crèches de Noël – admises comme religieuses par la communauté chrétienne – pourraient échapper à la qualification de signes religieux alors que les abayas – a priori non religieuse – seraient ipso facto révélatrices de la religion de leurs porteuses et donc interdites à l’école. On marcherait un peu sur la tête...

Pour vous, cette interdiction relève d’un dévoiement de la laïcité ?

De mon point de vue, oui. Quand on interdit des signes religieux dans un État laïc, on prend des risques. Mais cela n’a rien de nouveau car dans son application, la loi de 2004 a tout de suite dérivé : on a déjà reconnu des signes religieux « par destination » dans le passé (jupe longue noire, bandana, et même charlotte médicale en droit de la fonction publique). C’est problématique car contraire à l’esprit libéral de la laïcité qui est la libre expression des expressions religieuses. La nouveauté dans cette déclaration sur les abayas, c’est d’officialiser l’interdiction par une circulaire. [...]

On peut imaginer que vont se multiplier les contentieux sur le respect de la laïcité. Que disent ceux qui ont déjà eu lieu ?

La plupart du temps, la décision de l’administration est validée, sur les jupes longues et les bandanas par exemple à l’école. Il n’y a pas eu pour le moment d’arrêts du Conseil d’État sur les abayas. Ils existent sur les turbans sikhs, que la religion sikh ne considère pourtant pas comme religieux – ce sont les cheveux qui sont sacrés. Ils ont pourtant été interdits par le Conseil d’État qui a considéré qu’il s’agissait de signes religieux « par destination ». [...]"



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