Revue de presse

Th. Ripoll : « Toute croyance est globalement dangereuse » (Charlie Hebdo, 26 jan. 22)

Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive. 27 janvier 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on  ? Psychologie des croyances, éd. Sciences humaines, 2020, 360 p., 17 e.

"Il y aurait dans le monde plus de 10 000 religions et une infinité de croyances ésotériques ou de superstitions. On estime que la proportion de croyants dans la population mondiale s’élève à 85 %. L’athéisme et le scepticisme sont minoritaires, un îlot de résistance à tous les charlatanismes plus ou moins dangereux. C’est l’une des thèses développées par Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille, dans son livre Pourquoi croit-on ? Un essai qui explique dans le détail les processus psychologiques et cérébraux conduisant l’immense majorité des humains à croire. Passionnant et essentiel.

NATACHA DEVANDA

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CHARLIE HEBDO : Pourquoi la croyance est-elle si répandue dans le monde  ?

Thierry Ripoll  : La croyance est inhérente au système cognitif humain. Notre cerveau a évolué pour nous permettre de traiter efficacement les informations issues de notre environnement. Cela nous a conduits à inventer la science, la philosophie, l’art, les démocraties, la bombe atomique aussi. Mais cette puissance cognitive phénoménale est également associée à une propension irrésistible à produire des fictions et, parmi elles, des croyances infondées qu’on ne peut soutenir ni théoriquement ni empiriquement… On ne peut s’en empêcher, et ce dès l’enfance. Contrairement à la plupart des animaux – même les chimpanzés, qui sont nos plus proches cousins –, l’humain est convaincu de l’existence d’un monde invisible et pourtant fondamental. C’est ce que j’ai appelé l’« obsession du monde caché ». Des principes obscurs régiraient le monde proximal, celui auquel on est confrontés au quotidien. La caverne de Platon, c’est déjà cette intuition. La religion aussi. Selon le psychologue américain Jesse Bering, la croyance est donc quelque chose de naturel pour l’homme.

Si la croyance est normale pour le cerveau humain, être athée serait alors anormal  ?

L’athéisme est une singularité. Sous l’Empire romain, au Moyen Âge ou à la Renaissance, il est fort probable que les croyances religieuses étaient adoptées par 100 % de la population. C’est relativement récent d’observer que des gens doutent de l’existence d’un dieu créateur. Il y a quelques penseurs grecs ou romains qui se sont interrogés, mais l’opposition à la croyance divine est quelque chose qui apparaît véritablement au siècle des ­Lumières et qui ne concerne que quelques pays. C’est extrêmement marginal.

Dire que la croyance est naturelle permet-il encore la critique  ?

Bien sûr  ! Et c’est tout l’objet de ce livre. Ce n’est pas parce que quelque chose est naturel qu’il faut l’accepter sans réfléchir ou lui reconnaître une quelconque légitimité. Après tout, la violence aussi est naturelle, mais la vie en société l’interdit, heureusement. La croyance est donc un produit naturel du cerveau humain, mais ce n’est pas pour autant qu’elle joue un rôle positif dans l’histoire de l’humanité.

En lisant votre livre, moi qui me revendique comme athée, j’ai été troublée de voir que je pouvais conserver un fond de superstition. Comment expliquer cette dualité  ?

Notre cerveau peut fonctionner de manière analytique ou intuitive. Lorsque vous réfléchissez à la religion, vous raisonnez dans un cadre académique (vous avez sans doute lu, étudié le sujet), activez votre système analytique et rejetez cette croyance parce qu’elle ne vous paraît pas crédible. En ­revanche, quand il s’agit du quotidien et de toutes les croyances qui y sont spontanément associées, vous ne mettez pas en œuvre ce type de réflexion et d’analyse. Votre système intuitif prend le relais, et ce dernier est producteur de croyances. Les croyances présentes à l’état brut s’expriment alors librement, presque malgré vous. Mais vous n’êtes pas la seule, rassurez-vous. Quand je demande à mes étudiants de dire la phrase « j’aimerais que mes parents meurent », la plupart s’y refusent car ils ont du mal à s’affranchir de la peur selon laquelle pensées ou paroles pourraient agir sur le réel. Ils sont victimes d’une pensée magique. Même si, rationnellement, on semble résister à une croyance magique, dans certaines situations, de stress par exemple, ces croyances archaïques peuvent émerger sans prévenir et s’imposer à nous. Personnellement, comme je travaille et réfléchis sur ces questions, je suis un sceptique radical et ça ne me pose aucun souci de formuler des phrases horribles de ce type. (Rires.)

Et quid de notre entourage, de notre environnement, dans le fait de croire  ?

Le fonctionnement neurocognitif permet d’expliquer ­comment se mettent en place les croyances, mais le fonctionnement du cerveau dépend aussi de paramètres sociétaux qu’on ne peut ignorer, car ils jouent un rôle fondamental. C’est pourquoi le niveau de croyance varie considérablement d’une société à une autre, bien que nos cerveaux fonctionnent tous à peu près de la même manière. Vivre dans une théocratie ou dans une société libérale, ce n’est pas du tout la même chose. On sait que les meilleurs prédicteurs de la croyance religieuse sont la localisation géographique et l’éducation familiale. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que selon l’environnement social ou culturel, ce sera soit le système analytique, soit le système intuitif qui sera mobilisé. Ainsi, le stress est le vrai carburant du système intuitif. C’est aussi comme ça que j’aborde la question du complotisme, qui est une croyance comme une autre, avec en plus une composante paranoïaque. Dans une société qui produit inégalités, précarité, perte de contrôle ou de sens, des individus se sentent en danger, ce qui booste leur système intuitif et renforce tous types de croyances, dont le complotisme.

On est donc plutôt mal barrés  !

Je crains effectivement que les croyances ésotériques, complo­tistes et religieuses aient de beaux jours devant elles. Au stress provoqué par nos sociétés néolibérales s’ajoute la ­difficulté croissante pour un humain de faire le tri entre les informations nombreuses et souvent erronées qui nous parviennent. Et compte tenu du climat de défiance qui s’observe vis-à-vis des institutions, des journalistes, des scientifiques, il ne faut pas s’étonner que le niveau de croyance totalement délirant aille en s’accentuant et plonge nos sociétés dans un inquiétant ­relativisme.

Étymologiquement, la religion « fait du lien ». Vous parlez, vous, d’« altruisme paroissial », mais, en réalité, la religion n’est-elle pas plutôt excluante  ?

C’est certain. L’altruisme paroissial est souvent associé à une très grande hostilité envers les gens qui sont à l’extérieur du groupe. C’est aussi ce que l’on retrouve dans le populisme d’extrême droite, qui joue sur cet archaïsme. On est entre nous, on est une fratrie, mais bien sûr on est agressés par quelque chose qui est à l’extérieur, donc il faut l’éliminer.

En cela, les religions sont plus dangereuses que de penser qu’un chat noir porte malheur, non  ?

Oui. Sauf pour le chat, peut être  ! C’est vrai qu’il y a des tas de croyances qui n’ont aucune portée, ni métaphysique ni sociétale. Si vous croyez qu’en touchant du bois votre vœu sera exaucé, ça n’a guère d’impact sur les autres. Par contre, la croyance religieuse, elle, est autrement plus redoutable, puisqu’elle correspond à une vision du monde, mais aussi à ce qu’il doit être. Elle a une puissance normative et morale qu’il convient d’imposer aux autres. Et comme, en plus, elle constitue un lien très fort entre les individus d’une même religion et une frontière vis-à-vis des autres, elle participe à la cohésion à l’intérieur du groupe tout en générant une l’hostilité vis-à-vis des autres. Je ne nie pas que la croyance puisse présenter quelques avantages pour des individus, mais pour moi, une croyance est globalement dangereuse. Car si vous développez une croyance infondée, vous vous trompez sur le réel et risquez de prendre des décisions préjudiciables à vous ou aux autres. Ce livre, je l’ai pensé comme une mise en garde, une manière de dire : soyez vigilant.

Dans votre livre, vous dites aussi que taper sur les religions renforce les sentiments d’appartenance religieuse et les risques de radicalisation. D’où cette double question : Comment analysez-vous la montée de la radicalité religieuse  ? Comment voyez-vous la ligne éditoriale de Charlie Hebdo  ?

Il y a de manière inhérente dans la religion quelque chose qui conduit naturellement vers la radicalité. Historiquement, aucune religion n’a échappé à une forme ou une autre de radicalité, que ce soit l’hindouisme, l’islam, le judaïsme, le christianisme, le bouddhisme : ça n’est pas contingent et ça n’est pas un épiphénomène. C’est tout à fait fascinant d’ailleurs, car bien que les croyances religieuses, à l’instar de toutes les autres croyances, ne soient fondées ni théoriquement ni empiriquement, elles peuvent avoir un effet gigantesque sur l’esprit des croyants jusqu’à les conduire à des formes extrêmes de violence ou de sacrifice personnel. Il faut noter ici que plus les croyants se sentent menacés, plus leur identité est fragilisée, plus la radicalisation est probable. Ce n’est pas pour autant qu’il faut s’empêcher de les remettre en question ou de les caricaturer : bien au contraire, je trouve ça normal et ce serait faillir que de céder à leur violence potentielle. Certes, il est possible que ça contribue à alimenter la radicalisation et faire de l’islam une espèce de figure identitaire. Mais lorsque j’évoquais ce risque, je ne pensais pas à Charlie mais aux partis politiques populistes et extrémistes qui contribuent, bien plus que de simples caricatures, à la force de l’islamisme radical. Les islamistes djihadistes et l’extrême droite sont des frères jumeaux. Ils surfent sur le même marché de la peur, de l’altruisme paroissial et la haine de l’autre : ils s’auto-alimentent de manière extrêmement efficace.

Ce que vous dites de la montée de la radicalité peut s’entendre dans les sociétés occidentales, mais est-ce que ça ne perd pas de sa force lorsqu’on observe ce qui se passe dans des pays islamistes  ?

C’est vrai, il y a une radicalisation globale des pays musulmans. Mais, je fais partie de ceux qui considèrent que l’islam est une religion en fin de vie. Objectivement, c’est quoi l’islam  ? Quels sont les pays islamiques : l’Indonésie, un certain nombre de pays d’Afrique, le Moyen-Orient… Tous ces pays représentent des puissances économiquement faibles et qui risquent de l’être encore plus une fois que l’énergie fossile aura disparu. Les agressions qu’ils commettent représentent un cri d’agonie, la violence ultime d’une culture jadis exceptionnelle. Je sais que ce n’est pas conventionnel de voir les choses comme ça, mais l’importance qu’on accorde à l’islam est démesurée au regard de la dangerosité géopolitique des protestants ou des évangélistes américains ou des régimes autoritaires russes ou chinois.

Si on en revient aux aspects scientifiques, sans doute avez-vous vu la publicité pour le livre Dieu, la science et les preuves. Que pensez-vous de ces tentatives de détourner la science pour expliquer l’irrationnel  ?

Cela n’a aucun sens de prétendre prouver l’existence de Dieu de manière scientifique. Il n’y aura jamais de légitimation scientifique de l’existence de Dieu, de même qu’il n’y aura jamais de preuves de son inexistence. Feindre que cela est possible relève de la supercherie ou d’une grande naïveté philosophique et cela ne date pas d’aujourd’hui. Si de telles preuves existaient, tout le monde serait croyant. Il ne faut pas donner à la science un pouvoir qu’elle n’a pas et cesser de simuler la rigueur qui est la sienne pour légitimer des croyances qui demeureront à jamais des croyances.

Par ailleurs, on observe depuis quelques temps une entreprise massive de destruction de la considération que l’on avait jadis pour la science. Bien sûr, la science doit pouvoir être critiquée. Si elle demeure ce que l’on sait faire de mieux pour appréhender notre univers, étant une production humaine, elle pâtit aussi des limites de notre système cognitif et de notre psychisme de manière plus générale. Mais la défiance observée en ce moment par rapport à tout ce qui est scientifique est très inquiétante. Cette défiance est très présente au sein des discours complotistes qui, parés d’un vague vernis de scientificité, concourent à perdre le citoyen lambda. Ce dernier est alors contraint d’adopter une posture relativiste qui, loin de conduire à l’acceptation de la pensée alternative, alimente une radicalité dangereuse. Le doute qui au départ est une vertu, une caractéristique nécessaire à l’esprit critique, se transforme en un vice quand il est utilisé par les complotistes pour remettre en cause des travaux scientifiques qui font consensus. C’est par exemple, le cas du climato-scepticisme ou du mouvement antivax. De même, tous les usages abusifs de concepts scientifiques me gênent beaucoup. L’usage de mots comme « quantique », « ondes », « énergies » doit immédiatement nous alerter lorsqu’ils sont utilisés en dehors du domaine bien circonscrit de la physique. En général, ils sont juste là pour légitimer de parfaites croyances infondées.

Certains vous rétorquent que la recherche scientifique désenchanterait le monde. Il n’aurait plus de poésie…

Ils ont tout faux. L’explication religieuse, comme d’autres croyances, sont précisément là pour réduire le mystère auquel nous sommes confrontés. La solution est simple et toujours la même : un Dieu omniscient a créé le monde. Mêmes les horreurs de ce monde trouvent une explication puisque Dieu a voulu laisser la possibilité au mal d’exister, Dieu a laissé les hommes libres d’agir et donc de mal agir, etc. Où est le mystère là-dedans  ? Où est la poésie  ? Un sceptique radical comme je le suis laisse au contraire une place gigantesque au mystère et ne peut que s’émerveiller devant la beauté complexe d’un univers qu’il ne peut comprendre totalement et qui nous rappelle à notre modeste condition.

Et c’est bien  ?

Mais c’est magnifique. Car il faut accepter de ne rien comprendre à l’existence de cet univers. Certes, c’est un peu inquiétant, mais ça me donne une totale liberté de spéculation et d’investigation alors que lorsque le monde est interprété au travers d’une croyance, soudainement tout est fermé : le monde devient clos. Une telle critique provient de personnes qui ne sont pas capables de s’émerveiller au monde, d’en appréhender la richesse et la complexité. La nature qui est autour de nous est chargée de poésie, de puissance et je n’ai pas besoin d’imaginer un quelconque Dieu pour la rendre plus jolie ou intéressante. Elle se suffit à elle-même. Par exemple, je trouve merveilleux de savoir que l’amour que j’ai pour mes enfants est le produit de processus physico-chimiques élémentaires. Cela n’enlève rien à l’amour que je leur porte, mais cela ouvre les portes d’un univers fascinant d’investigations qu’aucune religion n’atteindra jamais. Si la spiritualité c’est croire à de simples pensées magiques, alors je ne suis pas spirituel. Mais je pense que la spiritualité c’est bien autre chose : la capacité de penser l’univers sans y projeter de notre humanité."

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