Revue de presse

A. Finkielkraut : « L’extension démente du domaine du racisme tue la vie intellectuelle » (Le Figaro, 24 sept. 20)

Alain Finkielkraut, de l’Académie française, philosophe et écrivain. 27 septembre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"LE FIGARO. - En plein procès Charlie, diriez-vous que la France est menacée par un recul de la liberté d’expression ?

ALAIN FINKIELKRAUT. - Quelques mois seulement après le carnage, Emmanuel Todd écrivait : « Blasphémer de manière répétitive, systématique sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine raciale, ethnique ou religieuse. » Daniele Obono refusait, quant à elle, de pleurer Charlie et ses « caricatures racistes » : elle réservait ses larmes pour le sort fait à Dieudonné, le porte-parole des damnés de la terre qui dénonce courageusement « l’Occupation sioniste ». Edwy Plenel soulignait « l’enfance misérable des frères Kouachi » et, en 2017, accusait encore Charlie de se livrer à une « guerre contre les musulmans ». Aux yeux de certains intellectuels, journalistes ou politiques, les coupables, ce sont les victimes qui ont abusé de leur liberté en crachant sur la religion des faibles.

Et ce n’est pas tout. Au moment où ils célèbrent la liberté d’expression à l’occasion du procès Charlie, des éditorialistes vigilants et influents réclament l’interdiction professionnelle de confrères qui auraient, selon eux, franchis la ligne rouge. Depuis la parution, en 2002, du Rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, de Daniel Lindenberg, les listes noires ont fait leur réapparition en France et ceux qui y figurent ont à répondre non seulement de leur nostalgie pour le monde d’avant mais du crime de racisme parce qu’ils s’inquiètent des progrès de l’islam radical. Ce crime ne peut être expié que par leur disparition de l’espace public. Peu après avoir solennellement déclaré que les propos incendiaires d’Éric Zemmour menaient aux camps d’extermination, Le Monde publiait une grande enquête « Les intellectuels nationaux-populistes » et cette enquête avec liste noire était illustrée par le dessin d’une foule d’hommes dissimulant leur visage derrière un masque vénitien à l’effigie de Zemmour.

De ce féroce amalgame, « tous fascistes, tous racistes, tous délinquants de la pensée », je tire une double conclusion : l’extension démente du domaine du racisme replace, après l’accalmie antitotalitaire, la vie intellectuelle sous le paradigme de la guerre à mort, et la liberté d’expression, longtemps défendue par la presse contre les empiétements du pouvoir est aujourd’hui combattue par certains journaux au nom, croient-ils, de l’humanité universelle.

Mais pourtant tout le monde invoque la liberté d’expression…

« La liberté d’expression, c’est connaître les questions que l’on peut poser et connaître les questions qu’on ne peut pas poser. Il y a des questions qui ne sont pas des questions mais des insultes », affirme l’écrivain Édouard Louis. Insulte donc que la prise en compte du communautarisme islamique ou de l’antisémitisme et de la francophobie dans les quartiers dits populaires. Les faits non conformes à l’idéologie antiraciste ne sont pas des réalités mais des stigmatisations. Avec la liberté d’expression, c’est le droit de voir ce qu’on voit qui est frappé d’opprobre.

Que vous inspire la charte sur la diversité publiée par l’académie des Oscars ?

Sous le choc de l’affaire Weinstein et de l’assassinat de George Floyd, l’académie des Oscars a présenté, le 8 septembre dernier, une nouvelle liste de critère d’éligibilité à la catégorie de meilleur film. Pour recevoir le tampon de la diversité à l’écran une œuvre devra remplir l’une ou l’autre de ces trois exigences : un rôle principal ou un rôle secondaire important provenant d’un groupe « racial » ou ethnique sous-représenté ; au moins 30 % des rôles secondaires provenant de deux groupes sous-représentés, « les Noirs, les Latinos, les femmes, les personnes s’identifiant comme LGBTQ+ ou les personnes handicapées » ; l’intrigue principale, le thème ou le récit axés sur un groupe sous-représenté.

Ainsi, pour Hollywood, les cinéastes ne sont plus libres d’imaginer leurs personnages et les personnages eux-mêmes ne sont plus libres d’être des personnages : ils déchoient au rang d’échantillons. Ce ne sont plus des individus, mais des représentants. Nulle méchanceté, nulle ambiguïté même ne sont permises à ceux qui représentent des groupes minoritaires. Ces héros positifs doivent vaincre par leur comportement exemplaire les préjugés des spectateurs. Un nouveau réalisme socialiste s’installe et il n’est pas prescrit par un État totalitaire, il est voulu et mis en œuvre par le milieu du cinéma lui-même.

Êtes-vous favorable à l’entrée de Verlaine et Rimbaud, ensemble, au Panthéon ?

La France est hélas en phase avec l’Amérique. Les ennemis des Muses sévissent des deux côtés de l’Atlantique. Rimbaud et Verlaine qui, « passèrent leur vie à incarner la bohème » n’ont rien à faire « dans le mausolée des gloires nationales », comme le dit très justement Benoit Duteurtre dans vos colonnes (nos éditions des 19 et 20 septembre). Et l’argument qu’avancent, entre autres, Annie Ernaux, Michelle Perrot, Edgar Morin, Michel Onfray et tout un bataillon de ministres de la Culture fait froid dans le dos. Verlaine et Rimbaud « ont enrichi par leur génie notre patrimoine. Ils sont aussi deux symboles de la diversité. Ils durent endurer l’homophobie implacable de leur époque. Ils sont les Oscar Wilde français. » On réquisitionne deux poètes uniques, incomparables, pour canoniser le mariage gay et mettre un terme au règne de « l’hétéronormativité ».

Quelle misère ! Quelle instrumentalisation éhontée de la littérature ! Quelle dénaturation de la culture par des politiques chargés depuis quarante ans de son administration ! Il y a des opposants nombreux et prestigieux à cette initiative. Mais à peine sortent-ils du bois, que Frédéric Martel, l’un des auteurs de l’appel, les traite d’homophobes.

En 2002, déjà, ce ne sont pas Le Chevalier de Maison-Rouge, Le Comte de Monte-Cristo ou Les Trois Mousquetaires qui sont, avec les cendres d’Alexandre Dumas, entrés au Panthéon, c’est le métissage. Non l’œuvre, mais la race, ou plus exactement le mélange des races, s’extasient les mêmes qui répètent du matin au soir que les races n’existent pas et qui vont jusqu’à proscrire ce terme.

Les héritiers d’Agatha Christie ont décidé de changer le titre du roman Les Dix Petits Nègres : comprenez-vous cette décision ?

À qui le tour ? Le titre du chef-d’œuvre de Joseph Conrad, Le Nègre du « Narcisse », va inévitablement subir le même sort. Et l’on ne tolérera pas éternellement la justification de l’esclavage par Aristote ou la présence en majesté du mot « race » dans les œuvres de Racine, Malherbe ou Peguy. Les « sensitivy readers » qui lissent les manuscrits dans les maisons d’éditions américaines vont, un jour ou l’autre, rectifier les textes anciens pour les mettre aux normes du temps présent, car celui-ci prétend avoir, avec la diversité, trouvé la solution du problème humain. Il ne va pas chercher dans les livres la vérité de l’existence, il vérifie leur conformité au vocabulaire qu’il emploie et aux principes qu’il énonce. Infatué de son ouverture sans égale, il se ferme définitivement sur lui-même.

Patrice Jean dans son roman L’Homme surnuméraire imaginait un nettoyage des œuvres littéraires. Cette fantaisie va-t-elle devenir une réalité ?

Dans la collection « Littérature Humaniste » qu’imagine Patrice Jean, l’éditeur choisit de couper, dans les œuvres, les morceaux qui heurtent trop « la dignité de l’homme, le sens du progrès, la cause des femmes ». Nous n’y sommes pas encore mais, d’ores et déjà, les universitaires américains font usage des « triggers warnings » (avertissement de contenu choquant) pour alerter les étudiants issus des minorités sur le caractère potentiellement insoutenable de certains ouvrages. La censure est en marche et, fait particulièrement inquiétant, elle émane des temples du savoir.

Vous avez enseigné aux États-Unis. Ce n’est plus la même Amérique ?

J’ai enseigné aux États-Unis entre 1976 et 1978. J’étais jeune. Mon éducation n’était pas tout à fait terminée, mais je me sentais complètement libre. Certes, je laissais la porte entrouverte quand je recevais mes étudiants ou mes étudiantes, mais on ne disqualifiait pas alors les « dead white european males » en les rangeant dans la catégorie des dominants, il n’était pas question non plus de « safe space » ou de « trigger warning ». À l’époque où je donnais des cours à Berkeley, le gauchisme (le mien compris) refluait et la « cancel culture » des nouvelles radicalités n’avait pas encore pris la relève. L’exercice de la transmission n’était pas sous la surveillance du politiquement correct. Aujourd’hui, de Berkeley à Columbia, ce qui est offert en guise d’humanités, c’est un bourrage de crâne systématique. Si une université américaine avait l’idée de m’inviter pour un séminaire ou une conférence, je serais « annulé » en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je ne serais pas forcément mieux loti dans une université française.

La culture occidentale fondée sur une vision universelle du monde est-elle condamnée à devenir une ruine romantique pour une minorité de passionnés ? Comment éviter ce triste destin ?

« Nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture » écrivait Paul Ricœur. À l’ère du multiculturalisme, la culture, c’est tout autre chose, c’est une déclaration d’identité, c’est la manifestation par chaque communauté de son être propre. Le mot reste mais il a tué la chose. Comment résister ? En dénonçant inlassablement ce tour de passe-passe."

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