Revue de presse

Philippe Lançon : "Les petits inquisiteurs sont chaque jour plus nombreux" (Le Journal du dimanche, 27 oct. 19)

Propos recueillis par Marie-Laure Delorme. 28 octobre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Philippe Lançon, Chroniques de l’homme d’avant, Les Echappés, 2019, 200 p., 19,50 e.

"Philippe Lançon, l’auteur du "Lambeau", réunit une soixantaine de chroniques, parues dans "Charlie Hebdo" entre 2004 et 2015.

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Un samedi matin, dans un café parisien. On rencontre Philippe Lançon pour un recueil de chroniques, parues dans Charlie Hebdo. Elles se lisent comme des microfictions et ont été écrites avant l’attentat du 7 janvier 2015, où il a été gravement blessé. L’auteur du Lambeau (2018) y parle de Helen Mirren et de la reine Elizabeth, de la disparition d’un lac chilien, d’un lecteur de Charlie dans le métro. Philippe Lançon écrit des chroniques dans Charlie Hebdo depuis seize ans. Il est également critique littéraire à Libération. L’écriture et la lecture sont au centre de sa vie.

Pourquoi écrivez-vous, dans votre préface, que vous avez de moins en moins d’opinions ?

Comme tout le monde, j’ai des opinions et je les dis lorsque je suis avec des amis. Mais, même dans ces cas-là, au moment où les paroles sortent de ma bouche, je les vois faire un ou deux pas comme des vieillards essoufflés, souvent pénibles, et s’écrouler lamentablement dans un champ d’incertitudes et de mollesse. Il faudrait tellement travailler pour en faire des réflexions ! Je n’ai donc aucune confiance en elles, et je n’en ai pas davantage dans celles des autres.
Il m’est resté cette sensation de la chambre et du bloc : quand on n’a rien de pertinent à dire, mieux vaut se taire

Avez-vous moins d’intérêt pour l’actualité ?

Apparemment, nous sommes dans une grande crise démocratique. Le traitement de l’information est contesté. Tout est remis en cause, très vite. On vit cette crise à tous les échelons, dans les corps professionnels comme dans la représentation politique, mais aussi à titre individuel. Nous sommes envahis par un nuage opaque de faits, d’événements, de mensonges, de cris, qui nous empêche de voir clair dans ce qu’on vit. Tout cela rend nerveux, et même un peu stupide. Il est possible que le fait d’avoir passé du temps dans des chambres d’hôpital ait accentué cette sensation. J’étais dans un endroit sous vide. N’importe quel micro-événement, d’un acte chirurgical à la réaction d’un ami, pouvait être analysé de manière concrète, avec des résultats concrets. J’étais comme ces paysans et ces provinciaux dont Balzac dit qu’ils étudient leurs problèmes à fond. Quand je suis sorti de là, il m’est resté cette sensation de la chambre et du bloc : quand on n’a rien de pertinent à dire, mieux vaut se taire. Tout nous incite aujourd’hui à parler et à manifester une opinion, un désir, un droit, mais le monde nous échappe par tant de voies. Il y a une contradiction forte entre la multiplication des informations et des injonctions, et la capacité qu’a un modeste individu d’assimiler tout ça. On vit là-dedans comme dans un bain où l’on ne saurait pas nager ; d’où ma fatigue face à ce qu’on appelle l’actualité.

Dans les médias, la place de la chronique et de la critique culturelle n’est-elle pas de plus en plus dérisoire par rapport à celle de l’enquête ?

L’enquête et le reportage ont toujours été, à raison, les parties reines du journalisme. Il suffit de penser aux films américains des années 1950 : l’un des rôles fondamentaux du journalisme est de dévoiler les turpitudes, les excès de pouvoir des puissants. Mais je reste attaché à la critique culturelle et à la chronique. Leur place est en effet devenue dérisoire, et c’est dommage, car elles alimentent à leur façon la liberté de conscience, l’esprit critique, le doute, bref, la civilisation.

N’ont-elles pas du mal à être considérées à leur juste valeur car elles véhiculent une vision complexe du monde ?

La chronique et la critique culturelle sont, pour moi, des pas de côté. Dans un monde où il n’y a plus que des dominés et des dominants, ceux qui sont du côté du peuple ou des victimes et ceux qui sont du côté du pouvoir ou des bourreaux, toutes les formes qui introduisent avec plus ou moins de succès de la légèreté, de la nuance, de l’humour, de la complexité, sont considérées comme inadaptées, voire frivoles. Ça me gêne, car ce sont des réflexes de cliques militantes, que l’on a toujours vues à l’œuvre dans des révolutions et des régimes politiques désagréables où tout doit faire sens, être pris au sérieux. Un monde où il n’y a plus que des missionnaires et des affrontements binaires devient irrespirable.

Est-ce primordial, pour un journaliste de presse écrite, de bien écrire ?

C’est préférable, non ? Mieux vaut posséder suffisamment la langue, et sa langue, pour établir avec précision, et distance, ce qu’on veut dire, et pour restituer les nuances des situations observées. L’écriture s’apprend car, comme la lecture, elle n’est pas naturelle. La lecture est une opération intellectuelle par laquelle le lecteur va vivre, en lisant des phrases, une expérience qu’il n’a pas vécue. Mieux on possède sa langue, mieux on restitue cette expérience, mieux le lecteur va la ressentir par la langue. On sait que pas mal d’investigateurs écrivent mal, ce qui les rend souvent incompréhensibles. Ça m’a toujours gêné : comment séparer les faits de l’écriture qui les relate ? Les faits sont pris dans un récit et n’existent que par lui. Les témoins directs eux-mêmes font aussitôt un récit : la minute d’après, ils construisent déjà ce qu’ils ont vécu. Je ne conçois pas qu’on puisse écrire sans le comprendre et sans avoir lu.

Pourquoi rendez-vous vos papiers toujours dans les délais, mais souvent trop longs ?

La chronique obéit à un cadre déterminé : je la rends "à la taille". En revanche, je rends souvent des critiques de livres un peu trop longues, peut-être dans l’espoir (vain) d’obtenir plus de place. Je prends beaucoup de notes et quand j’arrive au bout de ma lecture, j’ai l’impression (exagérée) que j’ai beaucoup de choses à dire. Quand on me donne de la place, j’écris d’abord sans trop penser à la longueur. Puis, en coupant, je réécris. J’écris donc en deux temps : la réduction est une réécriture. Je m’aperçois alors, presque toujours, que ce que j’avais à dire je peux l’écrire mieux avec moins de mots, en particulier moins d’adjectifs.

Etait-ce une évidence de laisser à l’équipe des Echappés ce choix d’une soixantaine de chroniques parmi les 500 que vous aviez écrites ?

Il y a une raison existentielle et, une autre, professionnelle. D’une part, j’ai la sensation que celui qui a écrit ces chroniques a disparu. Il n’est plus tout à fait moi. C’était un homme plus agressif et plus insouciant. Je n’ai pas envie de choisir pour lui. D’autre part, l’équipe qui m’a proposé de les publier est constituée de gens jeunes. Ils n’étaient pas à Charlie à l’époque où je les ai écrites. Leur regard m’a paru intéressant. Il est vite apparu que les textes qui "tenaient" le mieux étaient les moins liés à l’actualité. Ça ne m’étonne pas.

Pourquoi critiquez-vous, à plusieurs reprises, la sociologie et la psychanalyse dans vos chroniques ?

J’ai beaucoup de respect pour les véritables travaux sociologiques et psychanalytiques, et j’ai fait une psychanalyse. Je n’aime simplement pas quand la vulgarisation sociologique et analytique envahit tout le champ et jette une lumière banale et militante sur les choses. Quand j’ouvre un journal et que je lis le point de vue d’un sociologue ou d’un psy, je n’apprends rien dans 99% des cas et j’ai l’impression qu’on cherche à m’évangéliser. C’est que la plupart des gens, dont moi, ont intégré cette vulgate. Ils la récitent très bien tout seuls, lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes ou de leur "groupe social". Il y a désormais un petit sociologue et un petit psy en chacun de nous, d’une certaine façon c’est un progrès, mais ce progrès s’est vite épaissi, figé, et il recouvre d’une couche d’opacité supplémentaire des phénomènes difficiles à percevoir.

Le journaliste que vous êtes a-t-il des regrets ou des remords face à une chronique comme, par exemple, celle écrite contre Raphaël Enthoven ?

La chronique est sortie le 7 janvier 2015 et Raphaël Enthoven n’a cessé depuis de prendre la défense de Charlie Hebdo. Au moment où je l’ai écrite, il m’avait considérablement énervé. Comme je n’ai rien écrit d’erroné, je n’ai ni regrets, ni remords. Par ailleurs, dans une chronique, la mauvaise foi est presque un droit revendiqué. Dans Charlie Hebdo, il y a un jeu avec la mauvaise foi et on n’en est pas dupe. Le militant dur, lui, confond sa foi et sa mauvaise foi : ça ne rigole pas. Un chroniqueur, du moins tel que j’en rêve, ne prétend pas être un homme de bonne foi.

Catherine Deneuve apparaît dans votre recueil. De quoi est-elle le symbole ?

Ses rôles m’accompagnent depuis l’enfance et c’est toujours l’enfance qui est la plus forte, la plus juste. Les films de Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg, et de François Truffaut, La Sirène du Mississippi, comptent dans ma vie. Catherine Deneuve a une grande capacité à se renouveler. En vieillissant, elle rajeunit par ses métamorphoses. De plus, elle résiste à ce qu’impose de dire et de penser l’air du temps. La question n’est pas de savoir si elle a tort ou si elle a raison. Ce qui est essentiel pour la liberté, la sienne comme la mienne, c’est simplement qu’elle puisse penser et dire ce qu’elle pense et ce qu’elle dit. Ce qui m’importe en résumé, c’est qu’elle soit ce qu’elle est. Par ailleurs, j’aime beaucoup les acteurs. Ils m’aident à vivre.

Avez-vous conscience que vos chroniques dessinent des fractures sociales qui ne vont cesser de s’accentuer dans la société française ?

Je vis avec une chronique, avant de l’écrire, pendant toute la semaine. Elle est le résultat d’une respiration, très incertaine, confrontée au monde. Les idées viennent généralement de choses racontées ou de scènes vues. Pourquoi ai-je retenu telle histoire et non pas telle autre ? Nous sommes tous perméables à l’atmosphère dans laquelle nous vivons et nous avons tous, plus ou moins, des antennes qui nous font sentir ce que ces histoires révèlent. Mes chroniques évoquent des situations par le récit et ne tirent, je crois, j’espère, aucune morale. Dans l’idéal, chacune se conclurait par un point d’interrogation, ou une espèce de soupir, comme dans la vie.

Pourquoi avoir publié Le Lambeau avant les chroniques et non pas l’inverse ?

Parce qu’on m’a proposé de les publier après Le Lambeau. Et parce que si elles ont été écrites avant l’attentat de 2015, elles prennent un sens nouveau, du moins pour moi, après lui. Cet attentat a-t-il modifié mon écriture d’une manière ou d’une autre ? L’écriture est liée à l’expérience qu’on a des choses. Elle vient du corps. Or mon corps a été sérieusement modifié, et avec lui mes perceptions, mes réactions. Je suis moins sarcastique quand j’écris, par exemple. Est-ce lié au fait que je me sens plus fragile ? à l’évolution de la société, à sa moralisation de plus en plus furieuse ? ou simplement à mon vieillissement ? C’est l’une des questions que me posent ces chroniques.

Vous parlez du manque de solidarité vis-à-vis de Charlie Hebdo, qui a abouti aux attentats de 2015. Où en sommes-nous ?

Je pense que Charlie est de nouveau seul. Il n’y a aucune solidarité. Le monde oublie, comme toujours, et il s’est durci. L’esprit de caricature et le second degré, qui représentent l’essence même de Charlie, sont de moins en moins acceptables pour de plus en plus de gens. Nous sommes dans un monde où les petits inquisiteurs et les curés, qui font la morale, sont chaque jour plus nombreux. Charlie est destiné, non pas à faire la morale, mais à faire rire avec la morale des autres, de tous les autres, surtout s’ils exercent ou prétendent exercer un quelconque pouvoir. Charlie veut faire rire des choses qui ne font pas rire. Il reste donc un journal solitaire et réfractaire. La caricature n’est pas consensuelle : elle saisit la violence et la vulgarité, tellement présentes partout et en particulier chez tant de dirigeants, et elle l’étale en la retournant sur la page.

Dans vos chroniques, vous écrivez : "Je me bats pour perdre du temps." Aujourd’hui, savez-vous perdre du temps ?

J’ai appris à liquider toute culpabilité et à ne rien faire. Aujourd’hui, au lieu de continuer à lire un mauvais livre ou de me rendre à un rendez-vous qui me fatigue, je préfère marcher une heure dans Paris."

Lire "Philippe Lançon : "Les petits inquisiteurs sont chaque jour plus nombreux"".


Voir aussi la note de lecture Philippe Lançon : Comment passe-t-on de vivant à survivant ? (E. Marquis), dans la Revue de presse la rubrique Le Lambeau, de Philippe Lançon (2018) (note du CLR).


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