Revue de presse

Ph. Lançon : "La gueule du moment" (Charlie Hebdo, 13 fév. 19)

16 avril 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le jour où cette chronique sera publiée, je remonterai d’un bloc. […]

Un événement où ceux qui ont vécu leur moment descendent «  debout parmi les poissons ébahis  » : la manifestation des «  gilets jaunes  » contre les violences policières. Pour les besoins de la cause politique, les blessés au visage sont devenus des «  gueules cassées  ». La référence aux blessés de la Grande Guerre a ­naturellement choqué ceux qui n’aiment pas les «  gilets jaunes  ». Pour qui se prennent-ils  ? Honte sur eux et respect pour les vrais héros défigurés  ! Était-ce plus ou moins choquant que de les entendre dire partout, à propos des lacrymogènes, qu’ils ont été «  gazés  »  ?

Moi qui suis une «  gueule cassée  », comme quelques victimes d’attentat touchées au visage par des balles de fusil-mitrailleur, j’ai demandé à certains de mes chirurgiens ce qu’ils en pensaient. Techniquement, les «  gilets jaunes  » atteints au visage ne sont pas des «  gueules cassées  ». Il faut, pour l’être, une perte de substance et d’os que la chirurgie, depuis 1914, s’efforce de remplacer. Mais expliquer à un borgne que perdre un oeil n’est pas perdre de la substance est délicat, voire inaudible. La morale joue contre la terminologie.

La morale  ? Je me suis alors demandé pourquoi nous autres, «  gueules cassées  » des attentats, nous n’avons à ma connaissance jamais brandi ce terme comme un slogan, un drapeau. D’une part, chacun d’entre nous était seul dans son combat, et la plupart ont refusé d’être transformés en chair à canon politique. D’autre part, nous n’étions pas victimes, bien au contraire, des policiers d’un État démocratique. Enfin, et je ne parle ici que pour moi, la réalité de ce qui était subi n’avait besoin d’aucun commerce démagogique. J’aurais trouvé pompeux, pour ne pas dire indécent, de parader en «  gueule cassée  ».

Installer la vertu héroïque et dramatique qu’on s’attribue dans la perspective du mythe, c’est un vieux problème français. Dans d’autres pays, ce sont les religions qui autorisent cet abus. En France, c’est l’Histoire. Il y a toujours quelque militant pour se comparer sans vergogne aux révolutionnaires, aux guillotinés, aux grognards de l’Empire, au peuple de 1848, aux communards, à Dreyfus, aux poilus, aux déportés, aux torturés. Et il y a toujours, en reflet, quelque conservateur pour le lui reprocher."

Lire "La gueule du moment".



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