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P. Kessel : Je n’ai jamais adhéré à aucun parti trotskiste (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 20 janvier 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Telle est la volonté de Fred Zeller, élu Grand Maître en 1971, qui va insuffler cette dynamique et marquer l’obédience pour de longues années. Il sera critiqué, contesté. On dira de lui qu’il négligeait la dimension spirituelle et symbolique ! C’est faux. La rigueur était de mise dans sa Loge, L’Avant-garde maçonnique, qui adopta un tablier spécifique, noir et blanc en pavé mosaïque et une tenue vestimentaire rigoureuse, col roulé noir et pantalon sombre. Sa peinture atteste de la part du symbolisme dans sa lecture du monde.

Il fut traduit en justice intérieure pour avoir accordé une interview au Quotidien de Paris, à la veille d’un Convent. À l’époque cela suscita une levée de protestations des conservateurs. Autres temps, autres mœurs. Désormais, c’est plutôt le trop plein de déclarations intempestives à la presse ! Nous livrâmes la bataille au Convent pour défendre Fred et celui-ci fut blanchi. De cette époque est née une amitié fidèle qui ne se démentira jamais. Et lorsqu’à mon tour, Grand Maître, je devrai faire face à des attaques peu fraternelles, Fred sera à mes côtés, avec sa force, son courage, sa bienveillance, sa fidélité.

Zeller fut caricaturé en héritier du trotskisme. Son immense respect, son affection pour l’ancien chef de l’armée rouge, qu’il avait côtoyé, ne sauraient faire croire que Fred aurait été en quelque sorte un agent de la IVème internationale ! Homme de son siècle, socialiste de cœur, il exprimait son immense respect pour la révolution russe et toutes les révolutions où les peuples opprimés brisaient leurs chaînes. L’admiration qu’il portait au Vieux, sobriquet affectueux dont nous l’affublerions à son tour, lui permettait d’entretenir la flamme.

Plusieurs amis de la génération suivante qui l’avaient rejoint au Grand Orient avaient connu le même type de parcours, à travers la guerre d’Espagne, la Résistance, la dénonciation du stalinisme : Max Théret, André Drom, Paul Parisot et, plus tard des fondateurs de Force Ouvrière dont Marc Blondel. De ma génération, de nombreux jeunes sympathisants de cette filiation, qualifiés de trotskistes, mais en réalité plus romantiques que révolutionnaires, nous rejoignirent au Grand Orient, en même temps qu’ils s’investissaient dans le nouveau parti socialiste. Trotski, au-delà d’un immense personnage culturel et historique, était devenu un mythe, une icône, à laquelle on ne pouvait pas demeurer insensible. Et le trotskisme, une alternative romanesque au stalinisme.

Une belle légende. Personne ne saura jamais comment aurait soufflé le vent de l’histoire si le chef de l’Armée rouge avait vaincu Staline. Pour autant, n’en déplaise à ceux qui près de trente ans plus tard, lorsque je serai candidat à la Grande Maîtrise, feront campagne contre moi par voie de presse, en prétendant révéler une appartenance secrète à un parti trotskiste, je n’ai jamais adhéré à aucune des composantes, frankiste, lambertiste ou pabliste qui revendiquent l’héritage de Lev Davidovitch Bronstein. Edwy Plenel, dans Le Monde, s’autorisera alors à me traiter de "chiraco-trotskiste", délicieux oxymore, destiné à me nuire, probablement parce que j’avais, et je ne le regrette pas, appelé à voter Chirac à la présidentielle pour faire barrage à Le Pen. Plenel, qui ne manque jamais de se présenter en mousquetaire de l’information libre, refusa de publier un simple droit de réponse.

Cela ne m’empêcha pas de rencontrer ouvertement d’authentiques trotskistes comme Lambert ou Krivine que nous invitâmes à deux reprises au moins avec Fred pour débattre de façon contradictoire au Grand Orient. Nous nous retrouvâmes également à l’occasion du mariage de Blondel dans la région nantaise avec de nombreux anciens, Hébert, anarcho-syndicaliste, Lambert qui leva une santé à "la révolution mondiale" et Zeller qui dédia son toast à "la République universaliste".

Trotskiste de cœur, libertaire au fond, réformiste plutôt que révolutionnaire, sensible à la créativité de Michel Rocard davantage qu’à la science politique de François Mitterrand, Fred était une intelligence vivante, impétueuse, libre. Son projet était simple. Alors que personne dans la classe politique n’avait vu venir le mouvement de Mai 68, il entendait placer le Grand Orient au cœur du débat d’idées indispensable à l’épanouissement d’une pleine démocratie. Pour cela, il souhaitait que les loges valorisent leurs travaux, les fassent connaître, les confrontent davantage à ce que produisent l’université, le monde des arts, la recherche, la politique et pour cela il allait donner la parole à des non-maçons, organiser des colloques sur les grands débats de société, dresser un pont entre l’intérieur et l’extérieur, entre le passé et le présent, entre le présent et le futur, entre la spiritualité laïque et le monde réel. Les résistances petit à petit levées, les autres obédiences, au début très réservées, s’engageront sur cette voie.

La parole du Grand Orient devait être entendue et inspirer la politique plutôt que le contraire. L’obédience n’entendait pas revenir à une troisième République alors qu’elle contribuait grandement à la constitution des cabinets ministériels mais, autrement plus important, en devenir le laboratoire d’idées. Fred sollicita sa "jeune garde", selon son expression afin d’organiser les premiers grands colloques publics du Grand Orient.

Jacques Mitterrand, Grand-Maître de 1969 à 1971, avait entrouvert la porte, organisant les tout premiers colloques auxquels étaient invités des non-maçons. C’était là une initiative détonante sur la forme comme sur le fond puisque la priorité consistait à ce que le Grand Orient se réapproprie sa mémoire, en redécouvrant le rôle des Loges dans la diffusion des Lumières à la veille de la Révolution française. Laïque, rationaliste, décolonialiste et républicain avant tout, Jacques avait parfaitement perçu l’importance du débat historique sur la Révolution, et pressenti les batailles et les détournements qui s’annonçaient. Fred Zeller souhaitait aller plus loin et nous invitait à produire des projets. Sa philosophie un peu radicale s’inspirait de ce slogan à la fois provocateur et naïf de Mai 68, tagué sur un mur de l’Odéon : "Quand l’Assemblée Nationale devient un théâtre bourgeois, tous les théâtres bourgeois doivent devenir des assemblées populaires".

L’Assemblée n’est pas un théâtre bourgeois et le Grand Orient pas davantage une Assemblée populaire. Mais ce que voulait dire Zeller et qui me séduit, c’est que les loges, comme dans les décennies qui précédèrent la Grande Révolution, doivent devenir des lieux où l’on travaille les idées nouvelles, progressistes, émancipatrices. L’histoire a un sens, celui de l’émancipation progressive des êtres humains. À sa demande nous préparâmes une série de débats publics. Par exemple, sur la "Cité de l’an 2000", qui interroge l’urbanisme de demain, l’habitat, les lieux collectifs dans les immeubles nouveaux, veut actualiser les projets de Le Corbusier et de ses héritiers. Il s’agit de penser comment faire Cité ensemble, revisiter les liens entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux pour y prôner plus d’égalité et de liberté, de bien-être. Si le débat a été passionnant dans les débuts de l’Union Soviétique, les réalisations furent affligeantes au point de témoigner à elles seules de l’échec de l’habitat dit socialiste. Dans nos réflexions préparatoires, nous évoquions bien l’idée de faire Cité ensemble entre citoyens libres et égaux et non de vivre ensemble, expression devenue à la mode un demi-siècle plus tard et qui dit exactement le contraire, en prônant la cohabitation de communautés aux droits différents.

L’écologie n’était pas encore devenue le grand sujet de société que toutes les formations politiques essaient désormais de récupérer. René Dumont, le fondateur du courant écologiste en France, premier candidat Vert à l’élection présidentielle, avec son col roulé rouge et ses cheveux blancs qui lui tombent dans le cou, le ton direct, vient tirer la sonnette d’alarme rue Cadet. Henri Laborit, neurobiologiste et éthologue, le docteur Paul Neveu, participent au colloque sur "L’Homme dans la société moderne". Robert Badinter, Simone Veil, Lucien Neuwirth, député, défenseur de la loi autorisant la pilule, le professeur Maurice Duverger animent des débats sur "La défense et l’extension des libertés". Les débats sur l’IVG, l’émancipation féminine, l’égalité entre hommes et femmes nourrissent l’actualité. Des Sœurs de la Grande Loge féminine, féministes de choc, nous apportent leur soutien. Les radios libres sont au menu de nos colloques, elles qui à l’époque sont interdites, et en faveur desquelles militent activement des frères comme Michel Tubiana, un ami proche que nos conceptions très différentes de la laïcité éloigneront ensuite durablement. La presse écrite et l’information télévisée encore contrôlée par le pouvoir en place, nourrissent une attente forte et des propositions concrètes émergent de ces débats. Avec le professeur Georges Balandier, Claude Julien, directeur du Monde, Samir Amin, économiste franco-égyptien, théoricien du développement inégal, le Grand Orient, en liaison avec ses loges africaines, traite du Tiers-monde. À l’occasion du plébiscite qui conduira à la fin de la dictature, il organise un colloque de "Solidarité avec la démocratie au Chili" dont l’impact est important. C’est pour moi un immense honneur que de rassembler rue Cadet, Régis Debray, Pierre Kalfon, ancien correspondant du Monde à Santiago, Rafaël Gomuncio et Jacques Chonchol, anciens ministres de Salvador Allende, Alain Krivine, dirigeant de la Ligue Communiste, Michel Rocard. La salle est bondée. Seul le Grand Orient semble capable de rassembler des êtres si différents associés ce jour-là par une même émotion et une même solidarité. Certains, sur la tribune comme dans la salle, ne se sont pas parlé depuis des années.

Fred invite dans le même temps les loges à travailler sur les grandes perspectives politiques. Alors que leurs ancêtres avaient débattu dans les temples à propos de la lutte des classes, des Frères réfléchissent, au vu de l’expérience historique, sur le sens d’un socialisme de notre temps. Ils s’interrogent aussi sur l’Union soviétique qui fonctionne comme une religion avec son Église (le parti), son pape (le secrétaire général), son infaillibilité (les dogmes), ses Torquemada (Beria) son Inquisition (la Guépéou), ses bûchers (le goulag et ses hôpitaux psychiatriques.), ses martyrs, son peuple (la classe ouvrière), la foi en un paradis, de plus en plus relative. Quelles que soient leurs préférences politiques, les francs-maçons savent que les systèmes totalisants, souvent totalitaires, les cléricalismes d’hier et d’aujourd’hui, ont en commun d’imposer une logique englobante qui a toujours raison contre l’individu. Cela, ils ne peuvent l’admettre. Pour eux, chaque être humain a le devoir de se poser en maître de sa pensée et de son destin. La répétition des échecs de toutes les tentatives de révolution socialiste élimine l’hypothèse d’un accident de l’histoire. Les Frères n’ont pas changé d’idéal mais conviennent qu’il faut déplacer le curseur. Un autre socialisme est-il possible ? Le capitalisme serait-il un horizon indépassable ? Aurions-nous atteint la fin de l’histoire, ainsi que devait l’écrire plus tard le politologue américain Francis Fukuyama ?

De nombreuses personnalités des facultés de droit, de médecine, des Beaux-Arts, des architectes, des dirigeants de presse, des journalistes, des responsables politiques et syndicaux, des parlementaires, des ministres, interviennent. Cette période est particulièrement féconde pour le Grand Orient. La presse en rend largement compte. La société est en ébullition, qui cherche à défricher les voies d’un monde nouveau. La parole de l’obédience se fait entendre à nouveau. Et elle est écoutée, en particulier du monde politique, au plus haut niveau de l’État qui consulte à nouveau la rue Cadet.

Fred Zeller avait bien compris l’importance politique de la culture. Antonio Gramsci, le philosophe italien qui avait passé une grande partie de sa vie en prison, avait ouvert la voie, démontrant qu’il n’y a pas de victoire politique qui ne soit préparée par une victoire culturelle. Le GRECE, le Club de l’Horloge, sas entre l’extrême-droite et les partis conservateurs traditionnels s’en nourriront dans les années 70-90 pour donner une patine culturelle à la droite. Ce sera la Nouvelle droite.

Fred entendait que le Grand Orient travaille à proposer à ses contemporains une représentation imaginaire de la société humaniste. Une représentation ouverte dès lors que nous savons qu’elle a vocation à être dépassée par les avancées de la science. Fred Zeller engagea le Grand Orient sur ce chantier de la culture. À côté des arts traditionnels dans lesquels se sont illustrés des maçons célèbres, sculpteurs comme Houdon ou Bartholdi, peintres comme Juan Gris, compositeurs comme Mozart, Haydn, Meyerber, Duke Ellington, Fred souhaitait donner toute sa place au cinéma, alors support privilégié des débats de société, en particulier auprès de la jeunesse. C’est ainsi qu’il demanda à ses jeunes d’animer le ciné-club Louis Delluc du Grand Orient et d’en faire un lieu de débat régulier avec le monde extérieur. Nous irions au-delà de ses espérances, suscitant des réserves chez quelques adeptes d’une Maçonnerie fermée.

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