Revue de presse

N. Polony : Pokémon Go, « Se distraire à en mourir » (Le Figaro, 13-14 août 16)

Natacha Polony, journaliste, présidente du Comité Orwell, auteur de "Nous sommes la France" (Plon). 14 août 2016

"L’été 2016 restera celui de deux phénomènes invasifs, l’un sur le mode tragique, l’autre sur le mode de la farce.
L’islamisme veut notre mort. Notre mort physique et civilisationnelle. Le journal de l’État islamique (parce que ces gens fonctionnent selon le modèle que nous leur avons fourni, gazettes et vidéos à grand spectacle) l’a d’ailleurs expliqué benoîtement : ce qui est inacceptable chez nous, c’est cette laïcité qui empêche toute forme de mélange entre le spirituel et le temporel. Donc, l’éradication, la guerre sans merci.
Mais heureusement pour nous, nous opposons aux tueurs notre bel esprit de résistance : face au danger, nous continuons à vivre comme avant. La preuve ? Trois millions de Français et des dizaines de millions d’Américains, de Britanniques, d’Allemands… arpentent les rues, téléphone à la main, pour chasser des personnages virtuels appelés Pokemon. [...]

Réjouissons-nous, se disent les parents, l’adolescent zombifié qui passait des heures devant son écran pour tirer sur des personnages plus ou moins réalistes sort enfin prendre l’air. [...]

Ces lieux sont transformés en non-lieux par la magie du virtuel. L’ossuaire de Douaumont et les mânes des soldats de la Grande Guerre ? Un non-lieu. Auschwitz et les âmes torturées de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, effacés parce que Juifs ? Effacés à nouveau, transformés en décor, invisibles parce que le joueur n’est pas là pour avoir le sang glacé par la noirceur de l’âme humaine, il est là pour dénicher plus de Pokemon que le voisin. [...]

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »

Ainsi s’ouvrait La Société du spectacle, publié par Guy Debord en 1967. [...] Merveilleux aboutissement des analyses de Philippe Muray : par la magie d’un smartphone et d’une application téléchargée, homo festivus a festivisé l’ensemble du monde réel. [...]

Ce "gentil amusement" n’est que l’aboutissement d’un processus de destruction de toutes les sociabilités populaires, remplacées par des loisirs de masse organisés en industrie. [...] L’être humain virtualisé, coupé de ses attaches sensorielles avec la nature, le monde et les autres hommes, est une fabuleuse vache à lait pour ces géants du numérique qui s’enrichissent en distrayant les chômeurs dont leur système économique a détruit l’emploi. [...]

Pendant ce temps, la mort et le mal gagnent partout. Pendant ce temps, certains se lassent de chasser des Pokemon et se rachètent une spiritualité en proclamant leur haine du corps, des Juifs, des femmes, des porcs, de la musique et du rire. Résister à ce mal, ce n’est pas "continuer à vivre comme avant", à nous distraire comme avant dans le spectacle pendant qu’un système économique de plus en plus inégalitaire nous dicte le moindre de nos comportements pour en faire une occasion de profit. Résister, c’est nous réapproprier notre existence en redonnant du sens à chacun de nos actes, préserver cette terre qui nous fait vivre, choisir le système économique et social qui nous rendra plus humains et plus libres. C’est vivre en conscience plutôt que nous distraire à en mourir. [1]"

Lire "Natacha Polony : Pokémon Go, « se distraire à en mourir »".

[1Se distraire à en mourir, livre de Neil Postman décryptant les rouages de l’industrie télévisuelle conduisant à produire en masse de l’insignifiance.



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