Revue de presse

"Ligue du LOL : notre contre-enquête" (lepoint.fr , 17 sept. 19)

22 octobre 2019

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Sept mois après la divulgation de l’affaire de harcèlement et le licenciement de journalistes, nous avons retrouvé les protagonistes. Ils veulent faire entendre leur vérité.

Par Marion Cocquet

Alexandre Hervaud a du temps devant lui et le front amoché par une mauvaise chute. « Je pourrais dire que j’ai été agressé par un gang de féministes en furie, mais bon... » Mais bon, en effet, la plaisanterie serait de mauvais goût. Il n’est pas dit, d’ailleurs, que lui-même la trouve drôle. Il se donne des airs, plutôt, il fait dans la bravade, il s’entête dans la ligne qu’il a choisie il y a plus de dix ans sur les réseaux sociaux. « Le sarcasme », décrit-il, « la provoc et le trash », « à la Charlie ». Et puis il n’a plus grand-chose à perdre.

Le quotidien Libération, dont il était devenu le chef du site service web en octobre 2018, l’a licencié six mois plus tard, à la suite du scandale de la Ligue du LOL révélé le 8 février dans ses propres colonnes. Comme le journaliste Vincent Glad, le créateur du groupe Facebook privé qui a donné son nom à l’affaire. Depuis, Alexandre Hervaud a du temps, et une solide rancune.

C’est pourtant lui, le premier, qui a déchaîné la tempête. Après l’une de ses passes d’armes sur Twitter où la Ligue du LOL se trouve mentionnée, un anonyme demande à Checknews, le service de vérification d’informations de Libération, d’enquêter sur le sujet. « Ligue du LOL », le nom est connu d’un microcosme : des histoires courent depuis plusieurs années sur ce groupe né en octobre 2010, qui réunit une trentaine de jeunes publicitaires, communicants et journalistes parisiens. Cette fois, cependant, l’affaire éclate. Selon Checknews, des membres de la Ligue ont harcelé en ligne, au début des années 2010, des consœurs et des blogueuses, militantes féministes : des humiliations, des insultes, des moqueries, des montages pornographiques.

L’article est publié un vendredi soir et, dans la foulée, les langues se délient. D’autres victimes se manifestent, beaucoup de femmes et quelques hommes qui dénoncent des raids, un canular téléphonique, des usurpations d’identité, des intimidations physiques, des attaques racistes et antisémites. Durant le week-end, une liste de 35 noms est rendue publique sur les réseaux sociaux, dont on ne sait qui l’a écrite, qui comporte des erreurs mais où figurent les membres de rédactions importantes, réputées progressistes : après Libération, il s’agit des Inrocks, de Télérama, de Slate, d’Usbek et Rica. Dès le lundi, plusieurs mises à pied sont prononcées, qui seront suivies d’une dizaine de licenciements. Devenue le « MeToo » des médias français, l’affaire est relayée jusque dans la presse internationale. Avec un tombereau de témoignages et de captures d’écran qui, de fait, soulèvent le cœur.

Sept mois plus tard, les protagonistes de l’affaire restent pantelants. « À chaque fois que l’histoire ressurgit, je reçois de nouveaux messages anonymes de menaces et d’insultes », confie l’une des victimes. Les anciens loleurs se terrent, eux aussi. À la notable exception d’Alexandre Hervaud qui, depuis son licenciement, ne cesse de ferrailler. Depuis son compte Twitter aux 40 000 abonnés, sur la plateforme Medium, il s’acharne à faire entendre sa version des faits. « Toutes les accusations se sont fondées sur l’existence d’un groupe dont personne ne sait rien, dont aucun contenu n’a été rendu public », scande-t-il.

L’image d’un « boys’ club » misogyne  ? « Un pur fantasme. Des têtes de Turc ont émergé à l’époque, c’est indéniable, mais on se moquait des gens pour ce qu’ils faisaient : des billets de blogs sponsorisés ou des articles qui nous semblaient bêtes à manger du foin. Il n’y a jamais eu d’attaques coordonnées. Au sein du groupe, ça ne dépassait pas le cadre du commentaire un peu méprisant. Après... c’est sûr que ça a pu déborder sur Twitter. »

Ça « a pu », en effet. Mais l’heure n’est plus au repentir : Alexandre Hervaud se dit avant tout « écœuré » du traitement médiatique de l’affaire. « Des enquêtes à charge, des compilations de tweets sortis de leur contexte. Se retrouver l’objet de tels articles a de quoi vous dégoûter du journalisme : je me sens comme un boucher qui visiterait une fabrique de saucisses. » Cette formule-là non plus ne fait pas dans la dentelle, tant pis. Alexandre Hervaud dit regretter jusqu’aux lettres d’excuses rédigées dans la panique du week-end, et venues nourrir un « phénomène délirant de culpabilité par capillarité ».

Quoique plus tempéré, un autre membre acquiesce : « Demander pardon au nom de la Ligue du LOL nous a rendus comptables à titre collectif d’agissements dont parfois nous ignorions tout. » Sans compter les attaques dont le groupe n’est pas coupable mais qui ont pu, un temps, lui être attribuées - celles commises par le communicant Emery Doligé à l’encontre d’une blogueuse, par exemple, ou les raids d’autres comptes anonymes.

« En publiant la liste, on donnait à la Terre entière l’autorisation de tirer à vue », commente un proche du groupe. À vue, et en tout sens. L’une des quelques femmes qui en faisaient partie s’est entendu demander s’il était vrai que l’un des membres l’avait violée. « La seule idée que cette rumeur ignoble puisse circuler me paralyse, dit-elle. On m’a d’abord traitée de harceleuse. Puis on a parlé de syndrome de Stockholm. » Il y a eu la haine, ensuite. « Des insultes, des messages envoyés à mon employeur, des menaces de viol mentionnant mon adresse. Chaque jour, je me disais bon, tu vas te doucher, t’habiller et, si après ça tu as encore envie de te buter, tu vas aux urgences psychiatriques. »

Restent toutefois les faits, et le harcèlement vécu par les victimes. « Quel harcèlement  ? Vous avez des preuves  ? rétorque une figure de la Ligue. Ça commence où, le harcèlement  ? » Sur ce point, la loi est devenue claire. Depuis août 2018, le délit est tenu pour caractérisé si les attaques sont menées contre une même victime par plusieurs personnes, y compris lorsque chacune n’agit qu’une fois, dès lors qu’il y a eu concertation ou que les auteurs savent qu’il s’agit de comportements répétés. Manque cependant une jurisprudence à la lettre du texte. Et, en l’espèce, les faits sont prescrits.

Quant aux preuves... « Plusieurs comptes ont été nettoyés ou supprimés, note Léa Lejeune, présidente de l’association féministe Prenons la une et ancienne victime. Mais, en journalisme, un document n’est pas seul à pouvoir faire preuve : si plusieurs sources fiables et croisées décrivent un rapport, on peut le tenir pour existant, même si on ne l’a pas sous les yeux. » « Prenons la une, ajoute-t-elle, a estimé dès le départ que les sanctions devaient dépendre des rédactions et être proportionnées. L’ont-elles toujours été  ? Sans doute pas. Mais il ne faut pas pour autant entrer dans la post-vérité. »

À l’évidence, il eût été préférable que la justice passe. Que les faits imputés à chacun soient précisément établis. Qu’une distinction soit faite entre les meneurs, les suiveurs, les témoins passifs, les innocents. Que soient versées aux débats les circonstances atténuantes – ou aggravantes. « J’aimerais savoir ce qu’on me reproche exactement, et quelle est ma peine : est-ce que je dois changer de métier  ? Faire des fromages dans le Vercors  ? Est-ce que je dois me taire pendant six mois, un an, deux  ? » dit l’un des journalistes dont le nom a été éclaboussé.

L’avocat de Prenons la une et de Sos Racisme a demandé au procureur de Paris l’ouverture d’une enquête. S’il dit n’avoir reçu à ce jour aucune réponse, plusieurs des victimes déclarées ont, ces derniers mois, été contactées par un inspecteur – « un homme qui se présentait comme tel », nuance l’une d’elles. Qui ajoute : « On s’est demandé, sur le moment, si ce n’était pas un nouveau canular. On a eu peur, de nouveau. »

En l’absence de procès, c’est en ligne, mezzo voce, que la justice continue de se rendre et que le même petit milieu lave en famille son linge sale. Après les articles d’Alexandre Hervaud, la Ligue du LOL s’est trouvée de nouveaux avocats de la défense. Plusieurs textes ont été publiés sur la plateforme Medium, anonymement. Qui tempèrent, contextualisent, s’indignent de la curée. Et qui, au passage, incriminent plusieurs victimes, comme certains des plus ardents procureurs de Twitter. À charge : les messages violents que les uns et les autres pouvaient écrire alors, la part qu’ils prenaient au ricanement général, les relations complexes qui les liaient aux supposés bourreaux. L’effet est troublant par endroits et, sous le couvert de l’anonymat, beaucoup de témoins déplorent l’hypocrisie qui a accompagné l’hallali du mois de février.

La méthode, cependant, laisse un arrière-goût désagréable. « C’est immonde, dit l’une des victimes ainsi mises en cause. Je n’étais pas tendre, c’est vrai, mais j’ai depuis longtemps présenté des excuses. Surtout, quelle commune mesure y a-t-il entre un message isolé et un raid comme ceux que nous avons subis  ? » Le procédé a fait tousser jusque dans les rangs des anciens loleurs. Certains auraient pourtant d’excellentes raisons d’être en colère. Ce jeune homme surtout qui s’est trouvé broyé sans que quoi que ce soit, de l’avis unanime, puisse lui être reproché.

« Dans ce groupe, raconte-t-il, il y avait quelques amis et des gens que je ne voyais pas, que je trouvais malsains. » On y entrait par cooptation, après proposition du nouveau nom à la petite communauté. Une charte, au ton mi-parodique mi-sérieux, stipulait que ce qui se disait là devait rester confidentiel. Au fil des années, plusieurs membres s’en vont, il est un temps question de supprimer le compte. « J’ai hésité à en partir. Si je ne l’ai pas fait, c’est au fond que je me méfiais. Je préférais savoir ce qui se disait de moi, ne pas les avoir dans le dos. »

Un autre suppose même que certains de ses condisciples ont conservé des copies de conversations, bâti des dossiers. C’est dire à quel point l’image d’une bande parfaitement soudée est trompeuse. À quel point, aussi, la paranoïa est aiguë. Les victimes, comme les anciens, s’alarment ainsi du livre que prépare David Doucet, ex-membre de la Ligue renvoyé des Inrocks. Un ouvrage dont l’intéressé dit cependant qu’il traitera des phénomènes de meute « en général », et qu’il n’y sera question de lui que marginalement. Pas en tant qu’auteur de harcèlement, d’ailleurs : en tant que proie.

De son côté, le journaliste injustement sali tente aujourd’hui d’« avancer sans aigreur ». « J’ai été élevé par une mère féministe, je partage son combat : il est hors de question que je bascule dans sa remise en cause. » Il est difficile cependant de rester sur la ligne de crête ; en la matière, toute nuance devient suspecte. En février, Samuel Laurent, journaliste au Monde, publiait un billet, "nos années LOL ». Il y racontait le Twitter de ces années-là, sa méchanceté facile et ses passions tristes, l’aura qu’avaient les « cool kids » de Vincent Glad – dont il n’était pas. Inaudible : les lecteurs le somment de se taire, et de se repentir.

Laurent Dupin a également été témoin de cette époque. Alors journaliste, aujourd’hui consultant, il a lui-même été visé par certains des loleurs – par le faux compte Pascal Méric, notamment, que David Doucet avait créé. Il ne revendique pas le titre de victime, tant la charge lui semble mince en comparaison avec ce que d’autres ont subi. Mais il est à l’époque moqué régulièrement, jusqu’à figurer dans un classement des « 20 comptes Twitter les plus drôles de France », rédigé par Alexandre Hervaud et David Doucet pour les Inrocks. Il y est comparé à l’oncle gênant d’un repas de famille, décrit comme un « infatigable chercheur de jeux de mots qui ne demandaient pas à être trouvés ». La formule est drôle, c’est vrai, « et pas si loin de la vérité », de l’aveu même de Laurent Dupin. Mais elle a un goût doux-amer, comme la notoriété que l’article donne subitement à son compte. Des dizaines de nouveaux abonnés venus pour rire, certes – on sait cependant, depuis le philosophe Henri Bergson, que le rire est une sanction sociale, que « sa fonction est d’intimider en humiliant ».

« C’était un temps où le Web était tenu par des vingtenaires, garants du bon goût, qui ne supportaient pas de voir de nouveaux venus sur leur terrain de jeu, explique Laurent Dupin. Ils nous trouvaient balourds, nous qui étions plus âgés et plus anciens sur le métier, ils oscillaient entre une précarité réelle et le statut d’expert d’Internet qui leur était conféré. La Ligue du LOL n’était pas la seule bande : Paris était une vaste poudrière numérique. Un influenceur important de l’époque m’a abordé en jour en me disant : Et toi, tu es de quelle meute ? Comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. » Dans un billet de blog, Laurent Dupin décrit les grands chefs du Web d’alors en maîtres-chiens lâchant leurs molosses à l’orée d’un bois pour détourner les yeux en les voyant revenir la gueule ensanglantée. « Ils ne comprenaient pas grand-chose, au fond, et se préoccupaient surtout de rentabiliser leurs sites, dit-il. Mais ils jouaient de l’influence de leurs recrues. » Les victimes, comme les anciens loleurs, s’interrogent aujourd’hui sur le silence assourdissant de leurs aînés. Celui de Johan Hufnagel, notamment, fondateur de Slate, passé par Libération et 20 Minutes, ex-patron de plusieurs membres du groupe. En février, il assurait n’avoir pas eu connaissance des agissements de ses troupes. Il répète, aujourd’hui, que « cette histoire n’est pas la [s]ienne ».

Le rire, poursuivait Bergson, ne réussirait pas à intimider « si la nature n’avait laissé à cet effet, dans les meilleurs d’entre les hommes, un petit fond de méchanceté, ou tout au moins de malice ». « Peut-être vaudra-t-il mieux que nous n’approfondissions pas trop ce point, ajoutait-il. Nous n’y trouverions rien de très flatteur pour nous. »"

Lire "Ligue du LOL : notre contre-enquête".


Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers "Ligue du LOL" (2019) et "Réseaux sociaux : la machine à lyncher" (Marianne, 25 oct. 19) dans Médias : Internet dans Médias (note du CLR).


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