Note de lecture

"Les Revenants" : la banalité du mal

par Ilse Ermen. 12 avril 2018

David Thomson, Les Revenants, Seuil, 2016, 304 p., 19,50 € (rééd. Points, 2017, 7,70 €). Prix Albert Londres 2017.

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Les Revenants comporte une série d’interviews, issues d’un plus large corpus, menées avec des djihadistes français et françaises avant et après leur retour de Syrie. Thomson ne se contente pas d’égrener des témoignages, mais les fait suivre d’une analyse succincte et clairvoyante qui vaut être lue à elle seule.

Ces reportages se distinguent par les méthodes d’investigation, le manque total de sensationnalisme, l’honnêteté et la modestie ainsi qu’un certain humour de David Thomson. Le journaliste laisse parler les interviewés. Il n’a jamais fait semblant d’être un des leurs, sachant qu’il risque d’être tué à tout instant. Les fronts étaient clairs. Peut-être ces interviews rencontrent-elles le besoin de communiquer des interviewés, de devenir par ce moyen-là une célébrité warholienne, un mobile qui transparaît à tout instant.

Thomson prétend à aucun moment de fournir une analyse complète du phénomène. Tout de même, des profils se dessinent.

La majorité des jeunes djihadistes vient de familles d’origine immigrée musulmane, ils ont souvent suivi une éducation religieuse conservatrice, même si les parents étaient rigoureusement antidjihadistes ou pas pratiquants. Manquent dans cet échantillon des cas comme Mohammed Merah ou Omar Mateen – fanatisés dès le début par des familles extrémistes. Ils proviennent de préférence des couches sociales populaires et moyennes, souvent des familles au père absent dans l’éducation, souvent dysfonctionelles. Nombre d’entre eux ont un CV criminel, mais de loin pas tous, en quoi ils se distinguent des tueurs des attentats français et belges. Parmi les femmes, il y a un pourcentage important ayant subi des abus sexuels – d’où le recours à des vêtements rendant leurs corps invisibles, leur conférant une carcasse de supériorité.

Les convertis – 30% environ – appartiennent très souvent à d’autres minorités : africains, antillais, très rarement asiatiques, mais on y trouve aussi des enfants de chœur bretons. En somme, à l’origine tous des chrétiens pratiquants (p. 320). L’éducation religieuse semble être le seul fil rouge : dans l’échantillon, pas d’athées ou d’agnostiques ni de progressistes confessionnels.

Idéologiquement domine l’attitude anti-système ("Nique la France et la police") assortie au conspirationisme et à l’antisémitisme. Un certain nombre de dérangés mentaux y figure (personnes hospitalisées en psychiatrie avant le départ), il est fort probable que c’est parmi ceux-là que se recrutent les bourreaux, sans que cela soit toutefois être un critère exclusif. Selon Steven Pinker [1], c’est souvent l’abrutissement et l’habitude de la guerre qui transforme les individus moyens en sadiques, voir les exactions de la Wehrmacht commises par des pères de famille ordinaires.

Certains, en revanche, viennent de familles bourgeoises en bonne situation financière et ont suivi des études supérieures. Si l’auteur confirme que le djihadisme n’est pas exclusivement une idéologie des classes populaires, à lire les reportages, on a l’impression qu’al-Qaida serait le Gotha et l’Etat islamique la Zone.

Le recrutement se faisait presque sans exception par des groupes salafistes ou semblables, soit en direct, soit par l’internet. Le rôle des prédicateurs est décisif. Thomson met en garde contre une lecture psychologisante du phénomène en soulignant l’importance de la religion faisant figure de valorisation sacrale de l’individu – et le rôle des textes canoniques islamiques, Coran et hadith, dont on se sert à la carte. Surtout dans le hadith (la sunna ou tradition du prophète), on trouve des modèles pour quasiment toute brutalité. Sources, d’ailleurs, de leur rhétorique vieillotte tellement ridicule aux yeux des Occidentaux non familiarisés avec la terminologie islamique : les "singes et porcs" en qui se transformeront les "mécréants", les "cadavres des martyres qui émanent une odeur de musc", etc.

A la lecture de ces rapports, le terme marxiste "lumpenprolétariat" (que l’auteur n’utilise pas) vient à l’esprit. Lumpenprolétariat dans le sens d’une absence totale de ne soit ce qu’une ombre de conscience de classe, dans un sens que les humiliations subies (vraies ou imaginées) auront comme conséquence une vengeance individuelle. Vengeance qui s’adresse à n’importe qui a le malheur d’être là, humiliations "vengées" par l’humiliation d’autrui. S’ils se considèrent comme damnés de la terre, leur but suprême est de damner les autres : on m’a pas bien traité en France, alors je vais torturer des Syriens et passer des esclaves yézidies à une tournante ; on m’a violée, alors je vais assassiner mon voisin. "De dominés en France, ils deviennent dominants en Syrie. Soumis à une législation qui, estiment-ils, les opprime, ils deviennent, en Syrie, les seuls dépositaires, par la terreur, de leur propre législation et du monopole de la violence légitime" (p. 313).

L’autre association qui s’impose sans être évoquée par Thomson est le fascisme. Si le fasciste italien ou le nazi austro-allemand pouvait éprouver de la supériorité en devenant "romain" ou "aryen", l’extrémiste religieux se sent supérieur en devenant musulman, pour être plus précis détenteur du Seul et Vrai Islam (mais hélas, il y en a beaucoup en ce moment, de vrais islams, en train de se guerroyer entre eux).

Dans des études à venir, il faudrait des comparaisons avec les volontaires étrangers de la SS (sujet tabou pas seulement en France). Et avec les néo-nazis en Allemagne, surtout de l’Est, représentant 80% de l’effectif, se considérant comme les perdants de la réunification. Les renseignements allemands ont d’ores et déjà entamé des analyses comparatives des stratégies djihadistes et du NSU ("maquis national-socialiste" ayant abbattu des cotoyens turcs de façon totalement arbitraire et imprévisible), mais on n’a pas encore des études comparatives idéologico-sociologiques.

Ces gens-là relatent donc leurs parcours – recrutement, sejour en Syrie, retour –, leurs motivations, attitudes, sentiments, déceptions. Ils transposent leur mode de vie et leurs attitudes de la banlieue française en Syrie, sauf que, du coup, ce qui était profane avant est maintenant sacré : les fruits du braquage deviennent "butin sacré dérobé aux mécréants". Ils convoitent smartphones, bagnoles et kalachnikovs chics ; les femmes qui n’ont pas envie de devenir caissière de Super-U en Seine-Saint-Denis souhaitent épouser un de ces mecs super cools, si elle ne veulent pas partir elles-mêmes en djihad. Thomson a été l’un des premiers à pointer le "danger féminin", les femmes étant aussi déterminées, parfois plus, que leurs hommes.

Le chapitre sur le marché du mariage est presque hilarant, tant que c’est caricatural : les mariages s’y font à un rythme accéléré (vu le nombre de tombés au combat et la facilité du divorce). Le racisme et la taxation des corps y continuent : les noirs ont plus de difficultés de trouver des femmes, et les candidats au mariage, selon Lena, "veulent tous des Kim Kardashian" (p. 241).

Ils peuvent être deçus du quotidien, s’indigner contre les inégalités au sein de l’EI, cela n’entraine aucune prise de conscience : on retourne en France, parce que c’est plus commode d’accoucher dans le pays de la "pourriture", c’est plus commode d’y purger ses peines de prison, mais on n’abandonne pas ses projets, égorger un innocent par exemple. C’est ce qu’une des interviewées a raconté à la police, qui l’a lâchée tout de même au bout de cinq jours... Ici, le sexisme bonhomme devient délétère (p. 192).

"Les Revenants" est une des contributions les plus saisissantes au sujet de l’islamisme. Une des rares qui apporte du neuf en privilégiant par rapport aux théories les données empiriques, une pièce importante dans le puzzle.

Ilse Ermen


Voir aussi dans la Revue de presse David Thomson : « Il est impossible de s’assurer de la sincérité du repentir d’un djihadiste » (Le Figaro, 26 jan. 18), la rubrique Djihadistes français et/ou en France dans Terrorisme islamiste
Le concept de "banalité du mal", développé par Hannah Arendt dans "Eichmann à Jérusalem" (1963), est contesté (note du CLR).


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