Revue de presse

"Le modèle français du vivre-ensemble attaqué de toutes parts" (lenouveleconomiste.fr , 4 déc. 13)

12 décembre 2013

"De l’extérieur par le multiculturalisme prôné par les institutions européennes. De l’intérieur par un communautarisme musulman de plus en plus affirmé.

La digue de la laïcité est peut-être en train de céder. La crèche Baby-Loup, qui va fermer ses portes suite à un conflit avec une salariée voulant porter le voile, en est à son corps défendant le symbole. Parce que les plus hauts magistrats se disputent à son chevet pour savoir quel est le bon principe à appliquer. Ce désordre juridique est aussi celui d’une société qui doit faire face à la fois à la souffrance identitaire d’une population en mal de repères traditionnels et à la demande communautariste d’une population musulmane en mal d’intégration. L’histoire de France incite à penser qu’une laïcité réaffirmée peut jouer les juges de paix. Encore faut-il un signal politique. Au fait, on attend toujours le grand discours de François Hollande sur le vivre ensemble.

La salariée voilée de la crèche Baby-Loup est un jour réintégrée par un tribunal et un autre jour à nouveau licenciée. Une fois c’est en vertu de la non-discrimination, une autre fois c’est au nom de la laïcité. Ces allers-retours judiciaires témoignent du désarroi des magistrats. Ils sont surtout le reflet d’une société française en perte de repères. Comment organiser le vivre-ensemble quand les principes juridiques font à ce point le grand écart ?

Il est temps de sortir du déni en reconnaissant la souffrance de l’identité française face à certaines pratiques religieuses “envahissantes” et il est plus que temps de regarder en face les conditions de l’intégration du monde musulman. Avec la laïcité comme juge de paix, la conciliation entre les deux camps est possible. Utopie, diront les extrémistes. Affaire de courage politique, répondront les optimistes.

Religion et politique

A vrai dire l’embrouille est à tous les étages. Il y a ceux qui invoquent les droits humains pour combattre une laïcité a priori universelle. C’est le versant “droit à la différence”. Il y a ceux qui cherchent à instrumentaliser ladite laïcité pour chasser toute expression religieuse, musulmane de préférence. C’est le versant “Front national”. Entre les deux, le champ est libre pour les accusations tous azimuts de racisme. Ce qui est une façon de rejeter l’autre dans “l’enfer”…

Evitons cette banalisation. Etant entendu que tout délit raciste doit être poursuivi avec la plus extrême vigilance. De même, évitons de faire peur avec le continent caché d’une immigration prête à déferler sur nos côtes. Des mesures de régulation peuvent être prises et seront prises. Dans l’immédiat, mieux vaut traiter le mal-être français en tant que tel d’abord par un bon diagnostic et ensuite par de bonnes solutions.

La question scolaire rejoint la question sociale. C’est Jean Jaurès qui parlait ainsi, et qui ajoutait : “Laïcité de l’enseignement et progrès social sont deux formules indivisibles.” Un siècle plus tard, la grande séparation entre l’identité nationale et la question religieuse, grâce à la loi de 1905, continue d’être le marqueur de la spécificité française par rapport à ses grands voisins. Qui oserait tirer un trait sur pareil héritage ? Ou plutôt qui osera lui redonner toute sa force contraignante au nom du vivre- ensemble ?

“Aucun pays n’a mis autant de lui-même dans l’école. Et s’il fallait désigner aujourd’hui le problème majeur de l’identité nationale, presque le problème unique et, peut-être, le plus inquiétant, c’est à coup sûr l’école primaire. C’est en fonction de ces données que l’arrivée de l’islam comme deuxième religion de France pose de si graves problèmes”, explique Pierre Nora, l’auteur de Recherches de la France. C’est parce que l’islam ne fait guère de différence entre le politique et le religieux que l’on retrouve les mêmes difficultés que l’on croyait avoir résolues avec l’invention de la laïcité. A l’époque le face-à-face se déroulait avec le christianisme, école de pensée inscrite au cœur de l’histoire nationale. Rien de tel aujourd’hui avec l’islam, ce qui complique la donne.

Le cas d’école Baby-Loup

C’est pour toutes ces raisons que est un cas … d’école. Le 19 mars dernier la Cour de cassation cassait le licenciement de Fatima Afif pour port du voile au motif qu’il s’agissait dans une crèche privée d’une “discrimination en raison de convictions religieuses”. Le respect de la laïcité ne peut être imposé par la loi que dans les services publics.

Le 27 novembre, la cour d’appel de Paris n’en confirmait pas moins le licenciement de la salariée voilée au motif que Baby-Loup s’est dotée d’un règlement intérieur qui requiert la neutralité du personnel. Le procureur a ces mots : “Ce règlement transcende le multiculturalisme des personnes auxquelles il s’adresse même si cette exigence ne relève pas de la loi.” Que de contorsions pour rendre illégal le voile islamique !

Le magistrat a recouru au concept “d’entreprise de conviction” qui permet à certaines institutions d’exiger de leur personnel qu’ils adhèrent à un même socle de valeurs sans que ce soit considéré comme une discrimination. En session plénière, cette fois-ci, la Cour de cassation aura à se prononcer sur le bien-fondé de ce coup d’arrêt juridique au droit à la différence.

Sur le même registre, ou presque, toujours ce 27 novembre, la Cour européenne des droits de l’homme examinait la requête d’une musulmane française contestant l’interdiction du port de la burqa et du niqab. Pour la plaignante, c’est une atteinte à la liberté de l’expression religieuse et au respect de sa vie privée. “La burqa fait partie de son identité”, a plaidé son avocat. Celui du gouvernement français a répliqué que “voir le visage est une condition nécessaire à la relation avec l’autre”. L’arrêt a été mis en délibéré.

Multiculturalisme et communautarisme

Ces débats alimentent la conviction de plus en plus de Français que leur modèle de vivre-ensemble est attaqué de toutes parts. De l’extérieur par le multiculturalisme prôné par les institutions européennes. De l’intérieur par un communautarisme musulman de plus en plus affirmé. “Les modes de vie se heurtent”, observe Alain Finkielkraut qui dénonce tout ce qui fait prévaloir l’allégeance à un groupe particulier sur l’appartenance à la République.

C’est ainsi qu’en perdant de sa consistance, l’universalisme de la citoyenneté française se transforme en identité malheureuse. Certes, et heureusement, ce trouble identitaire ne se résume pas à la confrontation avec “des minorités”, il doit beaucoup au déclin social lié à l’épuisement du modèle économique. Mais ce trouble prend racine d’abord dans des valeurs.

Le retour à une laïcité universelle

Comment s’y prendre ? La Gauche forte, club d’élus socialistes autour de Yann Galut, député du Cher, réunissait le 12 novembre dernier Christiane Taubira et Manuel Valls sur la thématique de la lutte contre le Front national. Le ministre de l’Intérieur déclarait alors : “Il faut trouver les mots justes pour agir ; il faut affronter le repli communautaire ; il faut réinvestir l’espace, redire ce qui fait la France, le bien commun, la laïcité.” Mais visiblement Manuel Valls est minoritaire. Le PS de la rue Solférino est plus prompt à partir en guerre contre le racisme qu’à militer pour le retour aux principes d’une laïcité universelle qui heurtent de front son attachement au principe multiculturel.

Rares sont ceux au PS qui ont un langage aussi tranché que Christian Bataille, député du Nord : “C’est à ceux qui viennent vers la République de faire l’effort pour rejoindre les principes, ce n’est pas à la République de disperser ses principes pour s’adapter à toutes les communautés. Il y a des pratiques religieuses très diverses qui sont respectables, mais elles relèvent du domaine du privé.”

Cette solution “simple” d’une intégration des minorités aux conditions faites par la République fait également question à droite. Hervé Mariton, délégué général du projet UMP, député de la Drôme : “Je ne suis pas pour une généralisation systématique à l’espace privé de la laïcité, ce serait une contrainte excessive aux libertés. Il faut à la fois que nous soyons très fiers et très forts sur notre identité. Il ne faut pas qu’elle soit malheureuse ou que nous ayons l’identité malheureuse. En même temps il faut être attentif, c’est assez fin, à faire le départ entre ce qui est affirmation et fierté d’identité et liberté individuelle. J’ai applaudi des deux mains à la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, je n’aurais pas accepté que cela soit étendu aux écoles privées quand bien même elles participent au service public de l’éducation. Il faut éviter une approche trop absolue et trop a priori.”

La désertion du politique

Dans le même temps s’installe un climat perçu par certains comme menaçant pour l’identité nationale. Les faits en cause sont disparates mais ils vont tous dans le même sens. Du collectif “Mamans toutes égales” du 93 qui réclame le droit au port du voile lors des sorties scolaires au tribunal administratif qui officialise dans les prisons le droit au menu halal. Les effets du multiculturalisme sont potentiellement explosifs. Où cela va-t-il s’arrêter ? A l’application de la loi de la charia à une partie de la population ?

Consulté sur l’affaire Baby-Loup, l’Observatoire de la laïcité a fait l’autruche en récusant la nécessité d’une loi. Pour le plus grand bonheur du gouvernement. “Il faut légiférer, il faut dire que la loi qui s’applique à l’école s’applique aussi dans les crèches de service public”, rétorque le député PS Christian Bataille. Il est bien solitaire.

Le plus grave dans ce qui peut être le tournant majeur de l’histoire de la laïcité en France c’est la démission, pour ne pas dire la désertion, du personnel politique. Pourtant Richard Malka, l’avocat de Baby-Loup, l’énonce clairement : “Si l’affaire va jusqu’en cassation, la Cour tiendra entre ses mains le sort de la laïcité.” Apparemment, le pouvoir préfère laisser aux seuls magistrats cette responsabilité historique. Pourtant une loi ne fonctionne qu’avec un bon accompagnement politique et social. C’est la mission des gouvernants ! Il est plus facile, il est vrai, de se voiler la face que d’affronter la souffrance identitaire des uns et la demande communautariste des autres. Ce laisser-aller conduit tout droit à la désintégration nationale."

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