Revue de presse

Laurent Bouvet : « La revendication identitaire ne s’inscrit pas dans le cadre d’une égalité des droits pour tous » (Le Figaro Magazine, 3-4 juil. 20)

Laurent Bouvet, politologue, professeur de science politique. 6 juillet 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Laurent Bouvet, Le Péril identitaire, éd. L’Observatoire (livre numérique), 2020, 29 p., 1,99 €.

"L’universitaire et fondateur du Printemps républicain n’est guère surpris par les polémiques actuelles sur le supposé racisme de la police et de l’État. Dans Le Péril identitaire (Éditions de l’Observatoire), essai aussi court que dense, il synthétise des décennies de travaux sur la question du communautarisme et revient aux sources du malaise occidental.

Par Alexandre Devecchio

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LE FIGARO MAGAZINE. - Après la crise sanitaire, beaucoup d’observateurs s’attendaient à voir les questions économiques et sociales resurgir au premier plan. C’est pourtant la question identitaire qui a refait surface. Est-ce une surprise ?

Laurent BOUVET. - Non, ce n’est pas une surprise. La dernière polémique avant le confinement concernait la place des femmes face au sexisme supposé du cinéma français ; à la sortie, c’est le racisme supposé de la police ou de l’État. Comme si la crise sanitaire n’avait représenté qu’une parenthèse dans ces querelles identitaires qui touchent désormais régulièrement la France. Mais ces représentations identitaires de la réalité n’éliminent pas les déterminants socio-économiques, elles les transforment. Les questions culturelles donnent ainsi le sentiment de pouvoir être résolues par un approfondissement des droits car elles correspondent aussi au moment idéologique que nous traversons. C’est pour cela qu’elles dépassent désormais les questions économiques comme point de fixation du débat public.

Nous serions entrés dans ce que vous appelez « l’âge identitaire » ? De quoi s’agit-il ?

Ce que j’appelle « l’âge identitaire », c’est ce moment particulier où les questions d’identité prennent de plus en plus d’importance au point de devenir déterminantes comme l’était l’infrastructure économique autrefois. Les positions relatives de chacun ne seraient plus guidées par la classe sociale ou par la place dans le processus de production, mais par des rattachements identitaires. Chacun est alors relié à un type d’identité - réelle ou fantasmée - qui le surdétermine dans toute son existence. Ensuite, l’explication intellectuelle, médiatique puis politique du monde rattache les faits, l’histoire ou l’actualité à une identité spécifique qui conduit à une interprétation univoque de ces faits, de cette histoire ou de cette actualité. C’est le cas avec la polémique sur les statues de Schœlcher ou de Colbert, qui sont réduits à des esclavagistes…

Vous évoquez une dérive du libéralisme après la défaite du totalitarisme…

En effet, cet « âge identitaire » fait suite à un « âge totalitaire » durant lequel une grande partie des élites politiques et intellectuelles s’est ralliée au libéralisme, qu’il soit économique ou culturel. Mais celui-ci, pour faire face à la menace totalitaire, s’est transformé à son tour en idéologie de combat dont nous héritons aujourd’hui à travers l’exaltation des identités : « l’âge identitaire » parle le langage libéral des droits mais pour le retourner contre la société libérale. C’est en cela qu’il s’agit d’une idéologie. Tout en défendant un antilibéralisme virulent sur le plan économique - comme l’ont montré les débats sur « le monde d’après » -, notre époque est devenue libérale culturellement.

Paradoxalement, ce langage des droits se coule parfaitement dans le paradigme de la domination qu’on trouve chez Bourdieu ou Foucault. En remplaçant la classe par la race ou l’identité de genre, les intellectuels critiques se donnent l’illusion d’être toujours marxistes - c’est-à-dire antilibéraux ou anticapitalistes : au XIXe siècle, on pouvait imaginer que le prolétariat s’imposerait à la bourgeoisie parce qu’il représentait la classe la plus massive ; une minorité dominait une immense majorité. De fait, l’extension des droits politiques et sociaux a permis l’émancipation collective sans la révolution violente. Mais, aujourd’hui, si l’on suit la rhétorique de la domination, une majorité - blanche ou patriarcale - dominerait des minorités.

Ce constat vous semble-t-il juste ?

Intellectuellement, c’est douteux, et politiquement, c’est ruineux ! En effet, d’un côté, cette revendication identitaire ne s’inscrit pas dans le cadre d’une égalité des droits pour tous mais dans une logique de droits spécifiques liés à tel ou tel critère d’identité - c’est ce qui sous-tend la demande de statistiques ethniques. D’un autre côté, l’émancipation de ces minorités suppose qu’elles s’allient pour l’emporter. Ce qui est impossible, même bien organisées et relayées médiatiquement, comme l’est le Comité Adama, par exemple. Ces militants identitaires tentent de donner à de multiples luttes pour la reconnaissance un semblant d’unité en inventant tout un tas de subterfuges conceptuels, comme l’intersectionnalité. Mais cela ne fonctionne jamais ; il y a toujours un moment où l’un des critères d’identité minoritaire l’emporte sur les autres. Sans compter les réactions politiques opposées, elles-mêmes identitaires…

Vous datez ce tournant de la National Conference for New Politics le 31 août 1967 à Chicago, où à la « question noire » s’ajoutent celles du féminisme différentialiste et de l’antisionisme…

Durant cette conférence, qu’on pourrait qualifier d’« intersectionnelle » - même si le mot a été inventé bien plus tard -, les représentants des différentes minorités américaines se réunissent autour de ce qui reste du mouvement des droits civiques pour tenter de peser sur la convention du Parti démocrate. C’est un échec. Le mouvement des droits civiques se déchire : le nationalisme noir s’impose au détriment des étudiants blancs, désormais vus comme juifs, avec lesquels Martin Luther King avait su faire alliance jusqu’ici. Les femmes, elles aussi,demandent à être représentées pour elles-mêmes, comme le raconte très bien la série Mrs. America . Ce moment est intéressant car il montre parfaitement le tournant identitaire de la société américaine dont nous avons hérité, en France, sous une forme différente.

Comment ce libéralisme identitaire s’est-il imposé dans une France dont le modèle est universaliste et où la « question noire » est inexistante ? Est-ce la laïcité et la place de l’islam qui cristallisent la question identitaire ?

En France, compte tenu de notre histoire, le tournant identitaire a été porté par l’État et sa « modernisation » à partir du début des années 1980, quand la deuxième gauche devient intellectuellement hégémonique au sein du Parti socialiste ; il va prendre aussi la forme d’une querelle de la laïcité plutôt qu’une querelle raciale. Malgré son importation par des universitaires travaillant sur les États-Unis, comme Éric Fassin ou Pap Ndiaye, ou par des entrepreneurs identitaires, comme Rokhaya Diallo, la « question noire » a, pour ainsi dire, déjà été résolue avec l’intégration à la République des Antillais, qui sont les véritables descendants d’esclaves.

Des milliers de personnes provenant des départements et territoires d’outre-mer ont connu une mobilité sociale ascendante en rejoignant l’État, devenant ainsi professeurs, proviseurs, fonctionnaires territoriaux ou hospitaliers, gendarmes, etc. La question identitaire s’est donc portée sur un autre sujet : la laïcité et la place de l’islam en France. Sous la polémique actuelle autour du racisme, celui-ci reste posé : il n’est qu’à voir les rixes entre « Maghrébins » et « Tchétchènes » à Dijon qui se sont réglées à la mosquée… Ou encore l’activiste Youcef Brakni, toujours prompt à défendre une représentation politique des musulmans, devenu l’un des porte-parole du Comité Adama…

Pour vous, l’identitarisme islamiste et communautariste nourrit symétriquement une réponse identitaire de droite et d’extrême droite. Peut-on réellement les renvoyer dos à dos ?

Il ne s’agit pas de les renvoyer dos à dos en disant « les extrêmes se rejoignent », mais de comprendre ce qui les relie. C’est Gilles Clavreul, en 2016, qui a utilisé pour la première fois l’expression « tenaille identitaire » ; c’était pour signifier que, tout en étant opposées, ces deux forces sont articulées autour d’un même axe, celui de l’identité, et que leur pression conjointe réduit l’espace du commun républicain. Mais elles diffèrent, en effet, sur de nombreux points : l’idéologie, la sociologie, le poids politique, etc. Chercher à savoir qui sont les plus radicaux est assez vain. Ce qui compte, c’est de regarder précisément les dommages causés par les uns et par les autres. À gauche, les identitaires « décoloniaux » sont très radicaux, mais ils ne pèsent rien sur le plan politique.

En revanche, ils disposent d’une espèce d’hégémonie culturelle dans des cercles militants, à l’université et dans certains médias. Ils ne font pas grand mal au « pouvoir blanc », mais ils emmènent des générations de jeunes, impressionnés par leurs certitudes militantes, dans des impasses : qui va recruter ces cohortes d’apprentis experts en « subaltern studies » ? De l’autre côté, on peut trouver la droite identitaire, plus studieuse et bien élevée, mais elle est, elle, dans une logique de conquête du pouvoir. Et dans cette conquête, les premiers lui offrent un contrepoint utile. C’est ce que cette gauche complaisante - France insoumise, écologistes et hamonistes en tête - ne comprend pas : les « décoloniaux » ne les voient que comme des supplétifs. En outre, légitimer ces groupuscules revient à souffler dans les voiles de l’extrême droite.

Quel chemin de crête doit-on emprunter pour éviter l’archipellisation du pays ?

Je crois qu’il faut plutôt s’attacher désormais à élargir le chemin central, celui du commun républicain, sans se laisser hypnotiser par le tintamarre militant et les punchlines des plateaux télé. Pour cela, il y a un sujet de fond à traiter et à faire prendre en charge par les politiques publiques : ramener au centre du jeu tous les Français délaissés et déconsidérés. Cela va des ouvriers aux soignants en passant par les livreurs Deliveroo ou les caristes de la grande distribution.

Si l’on remonte un tout petit peu dans l’échelle sociale, on s’aperçoit que le phénomène de relégation touche des catégories autrefois considérées comme intégrées : les employés, les fonctionnaires de catégories B et C… Les mobilisations actuelles tendent à opposer ces groupes entre eux, alors que leur sort est fondamentalement identique. Voilà ce que la gauche, notamment, n’arrive plus à faire : tenir un discours de justice sociale qui réunisse au lieu de diviser."

Lire "Laurent Bouvet : « Aux origines du tournant identitaire »".


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Laurent Bouvet (note du CLR).


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