Revue de presse

J.-P. Obin : « Il est urgent de vaincre la culture du “pas de vagues” dans les établissements scolaires » (lemonde.fr , 17 juin 22)

Jean-Pierre Obin, ancien Inspecteur général de l’Éducation nationale, Prix national de la Laïcité 2018. 23 juin 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Mattea Battaglia

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"Le débat sur les atteintes à la laïcité se polarise depuis quelques semaines sur les tenues islamiques. Est-ce nouveau ?

Je suis un peu surpris, je l’avoue, par cette focalisation. Ces histoires de vêtements reviennent régulièrement sur le devant de la scène, depuis au moins une décennie. Dans le rapport sur les signes religieux de 2004, j’avançais une mise en garde : que la question du voile ne soit pas l’arbre qui cache la forêt. On peut l’adapter à l’époque actuelle : il ne faudrait pas que les abayas, qamis et autres tenues portées par certains élèves deviennent l’arbre qui cache la forêt – celle des atteintes bien plus variées et nombreuses aux valeurs de la République.

Les enquêtes récentes, comme celles de l’IFOP, menées auprès d’enseignants comme d’élèves, et qui ont l’intérêt de se rejoindre sur certains thèmes, montrent bien que les difficultés que rencontre l’école se traduisent d’abord par des contestations d’enseignement dans certains établissements, et plus encore dans certains cours – de sciences, d’histoire, d’enseignement moral et civique. Ce sont ces atteintes à la laïcité qui bousculent le monde enseignant et doivent, collectivement, nous mobiliser.

A défaut de statistiques récentes émanant de l’éducation nationale, il faut se contenter de celles contenues dans une note du renseignement territorial : 144 atteintes à la laïcité ont été signalées par des établissements entre janvier et mars, contre 97 cas au trimestre précédent. Jugez-vous ces chiffres préoccupants ?

Ce type de bilan chiffré ne veut pas dire grand-chose, pas seulement parce qu’il faut le rapporter au total de 12 millions d’élèves, dont presque 6 millions dans le second degré : il manque une forme de stabilité dans la mesure pour qu’elle soit fiable. Je pense qu’il faudrait se pencher sur les mêmes écoles, collèges et lycées, à intervalles réguliers – par exemple tous les trimestres voire, mieux, tous les mois –, et poser aux équipes de terrain les mêmes questions sur leur quotidien. Et ce, en leur garantissant, évidemment, l’anonymat : il devient difficile, autrement, de recueillir une parole libre. Dans ces conditions d’enquête là, on pourrait identifier les dynamiques qui se dessinent plus clairement.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de tendance haussière aujourd’hui. Mais à ce stade, je m’inquiète plutôt de l’augmentation de l’autocensure chez les enseignants : quasiment la moitié d’entre eux affirme l’avoir déjà fait, dans leur carrière, dans leur enseignement des questions religieuses, selon une enquête menée pour la Fondation Jean Jaurès en 2020. C’est 12 points de plus que lors d’une précédente enquête, en 2018. Entre-temps, il y a eu l’assassinat terrible de Samuel Paty qui n’a, semble-t-il, que très brièvement libéré la parole.

L’institution a voulu donner des gages après la mort de Samuel Paty, en misant sur des référents laïcité déployés dans les départements en soutien des équipes, en promettant des formations sur les valeurs de la République… Jugez-vous l’impulsion insuffisante ?

Cela fait longtemps que je me penche sur ces questions. Politiquement, on avance doucement… On recule doucement, parfois aussi. Mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait toujours eu de politique déterminée, ni qu’il y ait toujours eu de la continuité politique. Il y a une émotion collective, parfois, quand un enseignant ou un enseignement est mis en cause, quand des minutes de silence sont conspuées ; la presse s’enflamme, le ministère sonne la mobilisation. Et après ? Souvent, ces affaires-là tombent dans l’oubli, ou dans le déni, jusqu’à ce que la prochaine survienne.

M. Blanquer a posé des jalons, notamment en misant sur le levier de la formation [l’ancien ministre de l’éducation a annoncé, en 2021, un dispositif censé monter en puissance sur quatre ans pour toucher tous les personnels de l’éducation]. Mais on a besoin de savoir, aujourd’hui, comment son successeur, Pap Ndiaye, va faire avancer ce chantier. L’école a besoin d’une continuité dans les politiques publiques. D’un mandat à l’autre, elle attend un discours clair et assumé sur ce qui est un véritable enjeu de société.

Concrètement, au-delà du discours, comment fait-on avancer le dossier, alors ?

Les pistes, pour moi, n’ont guère changé depuis le rapport de 2004. La formation, comme nous venons de l’évoquer, est un levier important. Une autre piste concerne l’encadrement : il est urgent de vaincre la culture du « pas de vagues » dans les établissements, pour que les enseignants, sur la question des atteintes à la laïcité comme sur d’autres sujets, se sentent véritablement soutenus par leur hiérarchie. Le troisième levier fondamental est celui de la mixité sociale. Le pire aujourd’hui, c’est l’autarcie culturelle qui règne dans certains quartiers, des élèves qu’on laisse dans un entre-soi social, culturel et religieux total. De belles expériences sont menées, à Toulouse ou à Paris, pour lutter contre la ségrégation. On sait qu’il n’y a pas de réussite scolaire, et pas d’amélioration du climat scolaire, sans mixité sociale. L’école doit avancer simultanément sur ces trois chemins.

Vous parlez de l’école publique. Quid de l’implication de l’école privée ?

On ne peut raisonnablement penser progresser sur la mixité sociale à l’école si l’enseignement catholique, avec ses 20 % d’élèves, ne joue pas le jeu. L’Etat, qui finance la quasi-totalité du fonctionnement des établissements privés sous contrat, ne manquerait pas d’arguments s’il souhaitait que le fardeau social soit plus équitablement partagé. C’est juste une question de volonté politique."

Lire « Il est urgent de vaincre la culture du “pas de vagues” dans les établissements scolaires, sur la question des atteintes à la laïcité comme sur d’autres sujets »



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