« Laïcité et enseignement supérieur » (30 mai 15)

Isabelle de Mecquenem : « L’Université comme foyer de la laïcité ? » (Colloque du CLR, 30 mai 15)

Professeure de philosophie et référente Laïcité de l’Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA). 3 juin 2015

J’ai ouï dire qu’il y avait des problèmes de laïcité dans les universités, que des « référents laïcité » avaient été nommés dans ce but, et que la Conférence des Présidents d’Université (CPU) allait publier une nouvelle version de son guide « Laïcité et enseignement supérieur » au mois de juin prochain.

Comme vous le comprenez, je pratique un peu l’ironie en l’occurrence, car je crois délicat, voire impossible, d’appréhender correctement ces problèmes de laïcité indépendamment des changements radicaux qui sont intervenus en quelques années seulement dans le paysage universitaire.

En effet, on peut considérer que l’Université avec un « U » majuscule, ou l’idée d’université définie par John H. Newman, ou encore le principe d’Université comme dit fortement Plinio Prado, n’existe plus, a éclaté en universités au pluriel et qu’il ne s’agit pas que d’un changement administratif.

Je vais donner d’emblée quelques indices de ces changements radicaux.

Depuis l’autonomie des universités, il s’est produit une éclipse des missions au profit des objectifs que Christophe Blondel a justement relevée dans son article « Pour la déterritorialisation de l’enseignement supérieur et de la recherche » : « la loi d’orientation, illisible, ne fait plus qu‘aligner modifications de détail - de détail mais point anodines - sur les articles du Code de l’éducation ». Les « objectifs » de l’enseignement supérieur passent désormais avant les missions » (VRS. La vie de la recherche scientifique, n° 400, 2015, p.50). Or comme vous le savez, les objectifs ne sont que des cibles à atteindre, tandis que les missions indiquent le sens essentiel des activités des universitaires.

Une logique marchande s’est imposée qui amène à raisonner exclusivement en termes de valorisation de la recherche et même des enseignements et non plus en fonction de la valeur intrinsèque de la création et de la diffusion des connaissances, qui sont les missions premières de l’Université. Dans un article intitulé « Injonction comptable et révolution culturelle à l’université », l’économiste Frédéric Lebaron souligne le phénomène central à prendre en considération et qui consiste en « la transformation symbolique de l’ESR autour des catégories de l’entendement économique et managérial qui contribue à réduire sa différence avec le reste du champ économique » (La nouvelle revue du travail, n° 6, 2015). L’auteur rappelle ainsi que Geneviève Fioraso, ministre en charge des universités, a promu la notion de « centre de profit » à propos des établissements d’enseignement supérieur, ce qui est un langage plutôt direct pour confirmer le changement intervenu.

Troisième indice : avec la création et la généralisation des COMUE, regroupement des établissements selon trois grandes modalités, se produit un effacement des frontières du privé et du public et une transformation des universités en agences de développement des territoires.

Enfin, nous sommes en droit de nous demander si les établissements de l’ESR emploient toujours des fonctionnaires d’État, puisque des services de ressources humaines ont fleuri partout, en négation des statuts qui déterminent les carrières dans la fonction publique, que des « référentiels d’activité » ont été introduits, déclinant l’émiettement en « tâches » à des fins comptables, et que les enseignants-chercheurs sont par exemple censés posséder une compétence de « résistance au stress », comme s’ils étaient les athlètes d’une compétition invisible.

C’est dans ce contexte que s’annonce une loi sur la déontologie de la fonction publique réaffirmant les principes de neutralité et de laïcité. Quels pourront bien être son sens et son ancrage ?

Je n’ai fait qu’effleurer ces changements radicaux, bien documentés par ailleurs, surtout pour dire que si nous avions la tentation de nous focaliser sur les problèmes de laïcité sans cette vue globale, nous tomberions alors dans un travers qui avait été dénoncé par un universitaire, il y a bien longtemps, en 1904, dans les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy.
Alexis Bertrand, professeur de philosophie, y analysait en effet les problèmes de l’Université sous le prisme d’une comparaison médicale éclairante : Hérodote « raconte qu’en Egypte il y avait autant de médecins que l’on peut dénombrer de parties dans le corps humain, l’un pour le nez, l’autre pour les oreilles, celui-ci pour l’estomac, celui-là pour le ventre ; chacun soignait la partie du corps qui lui était dévolue, s’y bornait scrupuleusement, et si, chaque membre guéri, l’homme mourait, c’était son affaire ». Il ne me paraît pas de bonne augure qu’il y ait aussi des médecins spécialistes de la laïcité.

En conclusion, en relisant le fameux article du Code de l’éducation auquel tout le monde s’accroche désespérément comme à une bouée salvatrice, puisqu’il énonce de magnifiques principes : « L’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse et idéologique », je relève ce mot d’emprise aux connotations très lourdes, quasiment sectaires, mais pour constater surtout que l’emprise économique est aujourd’hui plus que tout souhaitée et politiquement encouragée. Il ne faut donc pas s’étonner que l’emprise politique, religieuse et idéologique s’engouffre aussi dans la brèche.



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