Revue de presse / Tribune

"Guerres et terrorisme : ne pas se tromper de cible" (collectif, nouvelobs.com , 21 nov. 20)

D. Deschaux-Dutard, J Fernandez, B. Heuser, J.-V. Holeindre, J.-B. Jeangène Vilmer, J. Raflik Grenouilleau, B. Tertrais. 21 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La France est attaquée pour ce qu’elle est, non pour ce qu’elle fait, explique ici un collectif de sept chercheurs, en réponse à la tribune que nous avons publiée la semaine passée."

"Parce qu’il touche à la vie et à la mort de nos concitoyens, le terrorisme appelle un débat qui concerne l’ensemble de la communauté nationale. C’est à ce débat que tente de contribuer la tribune collective parue sur le site de « L’Obs » le 14 novembre intitulée « Guerres et terrorisme : sortir du déni » [1]. Les auteurs y défendent une thèse pour le moins simpliste : Français, Européens, Occidentaux, seraient en grande partie responsables de ce qui leur arrive, car ce sont leurs interventions militaires qui susciteraient, au Moyen-Orient, réactions violentes, radicalisation et in fine actes de terrorisme.

On peut s’étonner que les auteurs, pour l’essentiel non spécialistes du sujet, assènent des certitudes aussi rustiques dans un domaine aussi disputé sur le plan scientifique. Car si le débat est pleinement légitime, il nécessite également d’être informé, rationnel et soucieux de restituer la complexité des situations politiques.

Contrôle de la planification des frappes

Faisons d’abord un sort à la fausse équivalence morale proposée par les auteurs entre tueries délibérées de civils d’une part, erreurs ou « dommages collatéraux » des bombardements d’autre part : elle est aussi répandue que fausse. De tels dommages sont parfois significatifs et l’on ne peut que déplorer que toute guerre s’accompagne de victimes civiles.

Dans certains cas, comme le fait la Russie en Syrie avec le soutien du régime de Bachar el-Assad, les populations sont délibérément visées, et des villes entières sont écrasées sous des tapis de bombes, dans l’espoir vain de briser leur résistance. S’il y a un « terrorisme de l’air », comme semblent le penser les auteurs de la tribune, il est de ce côté-là.

Mais ce n’est pas ce que fait la France. Seuls les combattants et ceux qui participent directement aux hostilités sont visés. A ce titre, le processus de planification des frappes y est contrôlé et fait l’objet d’une évaluation précise des risques de dommages aux populations, aux hôpitaux, aux édifices religieux, etc. L’avantage militaire attendu d’un bombardement est en ce sens strictement mis en balance avec les pertes civiles potentielles qui en résulteraient, ainsi que le droit international humanitaire le prescrit. Si malgré ces précautions des crimes de guerre étaient commis, la France ne manquerait pas d’en poursuivre les auteurs. A défaut, la responsabilité pénale des soldats et officiels français pourrait être engagée devant la Cour pénale internationale – une juridiction que la France, contrairement à d’autres, a acceptée. On nous pardonnera donc de rappeler cette évidence : user de la force dans un conflit armé par définition complexe, ce n’est ni être pompier, ni pyromane, et encore moins les deux.

Venons-en ensuite à la thèse principale de la tribune.

Frappée, même sans intervention dans les pays concernés

Historiquement, lorsque la France a été frappée par un terrorisme d’origine moyen-orientale, c’était généralement sans intervention dans les pays concernés : on pense au terrorisme palestinien dans les années 1970, iranien dans les années 1980, algérien dans les années 1990… De même pour de multiples projets déjoués tels que celui qui visait le marché de Noël à Strasbourg en 2000. Pour Mohamed Merah, c’est l’occupation israélienne qui « justifiait » l’assassinat d’enfants juifs (2012). Quant aux attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher (2015), ils n’avaient rien à voir avec nos engagements militaires. Le père Hamel (2016), Xavier Jugelé (2017), les victimes de la gare Saint-Charles (2017), ou encore Samuel Paty (2020), n’ont pas non plus été tués au nom d’une prétendue vengeance pour des opérations extérieures françaises.

Même chose chez nos voisins. Les attentats commis en Allemagne (2016, 2020) et aux Pays-Bas (2018, 2019) étaient-ils dus à un interventionnisme tous azimuts de Berlin et de La Haye ? Ceux de Stockholm (2017), Helsinki (2017) et Vienne (2020) auraient-ils été causés par les bombardements massifs des armées suédoise, finlandaise et autrichienne ? On peine à reconnaître en nos paisibles voisins les « pays croisés » stigmatisés par les djihadistes… Ce sont, en revanche, des démocraties libérales, qui ont parfois été attaquées exactement pour ça, pour leurs valeurs, comme l’illustre notamment l’assassinat de Theo van Gogh à La Haye en 2004, après qu’il a réalisé un court-métrage dénonçant la soumission des femmes dans l’islam. De plus, nombre de tentatives – autrement dit, des attentats ratés – ont visé des Etats qui n’interviennent que rarement en dehors de leurs frontières, sauf pour des opérations de maintien de la paix ; on pense à l’Irlande, à la Suisse, à la Finlande…

Enfin, il faut encore et toujours rappeler que plus de 80 % des victimes du djihadisme sont des musulmans parce que l’immense majorité des attentats se produisent dans des pays où l’islam est majoritaire. Ces populations seraient rassurées d’apprendre que le risque terroriste est lié à l’interventionnisme militaire de leur gouvernement… Malheureusement pour elles, ce n’est pas le cas, comme l’ont compris à leurs dépens les familles des 50 civils mozambicains, des adolescents pour la plupart, qui ont été décapités puis démembrés au début de ce mois.

Dans l’autre sens, l’équation est tout aussi douteuse.

Inversion de la causalité

On peut bien sûr discuter de l’efficacité des interventions militaires auxquelles participe la France, mais en l’état actuel de nos connaissances scientifiques, aucun élément tangible ne permet d’affirmer que l’usage de la force armée sur un théâtre extérieur génère ou exacerbe le terrorisme djihadiste, dont on rappellera qu’il constitue un phénomène mondialisé, dont la France n’est hélas pas la seule victime. De manière générale, ces processus d’entrée dans la violence terroriste sont par définition complexes : en faire une réaction passionnelle à la domination des puissances occidentales constitue au mieux une forme de naïveté, au pire une forme de condescendance. Ces mouvements n’ont pas attendu les interventions françaises pour s’organiser et agir en déterminant leur propre agenda.

Faire de ces interventions une cause majeure de terrorisme, c’est inverser la causalité.

Il n’y aurait pas eu d’intervention significative des Occidentaux en Afghanistan ou en Syrie sans la montée en puissance d’Al-Qaïda et de Daech. La principale opération extérieure conduite actuellement par la France, soutenue par nombre d’autres pays dont beaucoup d’acteurs régionaux, contribue à protéger une population composée à 90 % de sunnites des exactions de groupes armés terroristes. L’intervention au Mali, un Etat membre de l’Organisation de la conférence islamique, a été engagée sur demande de son gouvernement, en pleine conformité avec le droit international. Non seulement il est douteux que les interventions militaires génèrent un « nouveau » terrorisme mais, en l’espèce, elles entendent porter un coup d’arrêt à des franchises islamistes dont les crimes frappent d’abord les communautés musulmanes locales.

C’est aussi se tromper sur les conditions de développement des réseaux djihadistes.

La naissance des principaux mouvements djihadistes comme Al-Qaeda ou Daech a tenu avant tout à des dynamiques régionales et à des conflits au sein de l’islam politique. Ainsi, Al-Qaeda n’est pas le produit inévitable des interventions occidentales : c’est la présence américaine en Arabie saoudite qui était insupportable à Oussama ben Laden, bien plus que les interventions militaires des Etats-Unis. Il en va de même pour Daech. Il y a bien sûr un lien de causalité entre l’invasion de l’Irak – à laquelle, faut-il le rappeler, la France s’était opposée – et son émergence, mais son affirmation sur la scène internationale n’était pas écrite. Car sans la dissolution de l’armée irakienne et du Parti Baas, et sans les dix années de gouvernance sectaire du premier ministre chiite Nouri Al-Maliki, la sidérante montée en puissance de cette organisation n’aurait pas eu lieu. Et l’un des principaux pourvoyeurs de terroristes en Syrie fut Bachar el-Assad, qui n’hésita pas à libérer des milliers de djihadistes des prisons de Damas pour attiser la guerre civile. Rappelons d’ailleurs que les régimes autoritaires de la région ne sont pas étrangers à l’émergence du terrorisme en leur sein : en l’absence de toute respiration démocratique, ils favorisent l’émergence des formes les plus radicales de contestation et facilitent le passage à la violence.

Revendication d’opportunité

Les liens de causalité directe entre interventions militaires et actions terroristes sont rares, souvent indirects et ténus, et la plupart du temps opportunistes.

Les attentats que leurs auteurs justifient par les campagnes militaires occidentales – tels que ceux de Londres en 2004 ou de Madrid en 2005 – sont plutôt l’exception que la règle. Surtout, cette « justification » peut être une revendication d’opportunité, avec pour fonction d’accroître les dissensions autour de la légitimité d’une opération militaire. Dans la revendication d’un attentat, le discours de la « vengeance » contre les « mécréants » peut en effet constituer un élément de propagande des groupes djihadistes visant à entretenir les divisions dans les sociétés démocratiques.

Dans le communiqué revendiquant l’attentat du Bataclan, il était ainsi question d’un lien avec nos actions en Irak et en Syrie, Daech affirmant avoir agi parce que la France se serait « vantée (…) de frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions ». Toutefois, ce n’était qu’une justification parmi d’autres. Surtout, en insistant sur le fait que Paris est « la capitale des abominations et de la perversion », que les spectateurs du Bataclan étaient à « une fête de perversité », que la France a été frappée parce qu’elle avait « osé insulter notre Prophète », le communiqué montrait que la France avait d’abord et avant tout été visée pour ses valeurs, celles d’une démocratie libérale protégeant la liberté d’expression. Enfin, Daech tentait de nous enfermer dans un choix diabolique : celui de se soumettre à sa loi mortifère ou à l’inverse de susciter une intervention au sol afin de refermer sur nous un « piège afghan ».

Entre d’autres termes, ce discours de la « vengeance » peut constituer un élément de propagande des groupes djihadistes visant à entretenir les divisions dans les sociétés démocratiques. Il convient de ne pas tomber dans le panneau.

Contrôle parlementaire insuffisant, mais pas inexistant

Enfin, dire qu’en France, le Parlement « n’a qu’à se taire » est une grossière exagération. La France n’a certes pas la même tradition parlementaire que certains de ses voisins et alliés, et c’est d’ailleurs ce qui lui permet d’agir vite lorsque c’est nécessaire, en réponse à la demande des autorités maliennes en 2013 par exemple. Cependant, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, il existe une procédure d’information et de contrôle du Parlement sur ces interventions militaires : le gouvernement a l’obligation de l’en informer au plus tard trois jours après le début de l’opération et doit en préciser les objectifs poursuivis. En outre, une autorisation parlementaire est obligatoire si l’intervention excède quatre mois. Depuis douze ans, l’Assemblée nationale s’est déjà prononcée à sept reprises – sans compter les nombreux rapports parlementaires publiés sur les questions de défense. On peut estimer que ce contrôle parlementaire est insuffisant, mais il n’est pas non plus inexistant.

Notre pays est un objectif prioritaire pour les mouvements djihadistes parce qu’il héberge la plus grande population musulmane d’Europe et parce qu’il incarne des valeurs, républicaines et démocratiques, qu’ils exècrent. Les djihadistes sont d’abord et avant tout des ennemis du modèle libéral. La France est bien attaquée pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle fait. La cessation des opérations militaires extérieures ne changerait rien à cette volonté de détruire des régimes qui ont permis l’émancipation, certes imparfaite, sur le plan social, politique, économique, des sociétés occidentales. Si le terrorisme djihadiste réagit à quelque chose, c’est bien plus à l’héritage des Lumières qu’aux interventions militaires qui constituent une manière - imparfaite et insuffisante - de réduire la menace.

L’exercice d’introspection sur la pertinence de nos choix stratégiques est nécessaire. Chacun peut y prendre sa part. Mais il importe de le faire sans ignorer les faits les plus élémentaires, avec lucidité et sans préjugé motivé par des partis pris idéologiques.

Delphine Deschaux-Dutard (maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes), Julian Fernandez (professeur à l’université Paris 2), Beatrice Heuser (professeure à l’Université de Glasgow), Jean-Vincent Holeindre (professeur à l’université Paris 2), Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire), Jenny Raflik Grenouilleau (professeure à l’Université de Nantes), Bruno Tertrais (directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique)"

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