Contribution

Farhad Khosrokhavar, un déni du djihadisme à haut risque (G. Chevrier)

par Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 8 janvier 2019

L’attaque qui a fait cinq morts et onze blessés, le 11 décembre, près du marché de Noël à Strasbourg, a été d’abord qualifiée d’« opportuniste », par le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, le 14 décembre dernier. Pour lui, cet attentat n’avait rien à voir avec l’EI, bien qu’il l’ait revendiqué, considérant que, comme dans d’autres cas, s’il pouvait être inspiré par sa propagande il n’avait pas été commandité ou coordonné par une cellule. Il prenait à témoin l’attaque de Las Vegas, le 1er octobre 2017, perpétrée par un retraité sans lien avec la mouvance djihadiste. Depuis, une vidéo d’allégeance au groupe Etat islamique (EI) a été retrouvée sur une clé USB appartenant à Cherif Chekatt, l’auteur de l’attentat, infirmant les propos du ministre. Mais pourquoi celui-ci s’est-il empressé de donner à cet acte terroriste un caractère de banalisation, renvoyant implicitement les motivations de ce « fou de dieu » à une autre cause que la violence islamiste djihadiste ? Pourtant, le terroriste avait abattu des passants en criant "Allah Akbar". Il n’ignore pas non plus que Daech a lancé dans cette période des appels à commettre des attentats sur les marchés de Noël, considérés comme impies.

Dans le journal Le Monde, le même jour, Farhad Khosrokhavar, sociologue franco-iranien, présenté comme spécialiste de ces questions, directeur d’études à l’EHESS, soutenait la même idée [1]. L’auteur de la fusillade de Strasbourg n’était pas un djihadiste mais un jeune stigmatisé de la banlieue dont l’EI s’était attribué le geste, davantage dicté par le désespoir que par une quelconque idéologie religieuse.

Cette conjonction des discours du ministre et du sociologue, marquée par une volonté de dédramatisation et de banalisation, concourant au déni du djihadisme, pourrait bien nous exposer au pire. On s’étonnera que Monsieur Farhad Khosrokhavar, qui conseille sur ces questions le ministère de l’Intérieur, participe régulièrement du procès permanent contre notre République laïque, accusée d’être à l’origine même de cette violence [2].

L’idéal-type du terroriste selon Khosrokhavar, Molière avait mieux fait avec « l’Avare »

Que nous dit en substance le sociologue ? Qu’il y aurait un nouveau « modèle de terrorisme » qu’il faudrait distinguer de celui que l’on pourrait « réellement » considérer comme djihadiste. Apparu depuis quelques années, il serait même dominant depuis « la chute » de Daech. « Les nouveaux terroristes ne connaissent pas bien l’islam, ou pratiquent un fondamentalisme que l’Etat français interprète comme une radicalisation alors qu’il ne porte pas d’intention violente », nous dit-il. Ainsi, ceux qui tuent au nom de l’islam n’auraient pas d’intention violente. Mais d’où vient alors cette violence ? Son explication, est que ces terroristes sont « habités par un profond sentiment de stigmatisation du fait de leurs origines étrangères (la famille de Chekatt est originaire d’Afrique du Nord) et de leur implication dans des affaires criminelles ou des actes de délinquance. Ils sont souvent issus des quartiers populaires, voire des habitats sociaux (c’est le cas de Chekatt), qui relèvent de ce que j’ai appelé "l’urbain djihadogène", c’est-à-dire des endroits qui favorisent la radicalisation. » Autrement dit, cette violence, c’est la faute de la société française, d’un contexte « urbain djihadogène » dont elle serait responsable. Rien à voir selon lui avec la religion, son exacerbation intégriste jusqu’à l’idéologie islamiste, la dédouanant totalement.

Voilà un discours sur l’immigré victimisé à outrance que ne renieraient pas les Indigènes de la République. Il oublie au passage que, si des étrangers viennent s’installer sur notre sol, ce n’est pas parce que la France les y a obligés, mais parce qu’ils sont venus y trouver ce qui n’existe nullement dans un pays d’origine qu’ils ont décidé de quitter. La France, un pays dans lequel ils bénéficient des mêmes droits que tous. Rappelons que selon l’Observatoire des inégalités, à classe sociale égale, les enfants d’immigrés réussissent aussi bien que les autres.

Il enfonce encore le clou : « En outre, ces terroristes passent à l’acte parce qu’ils traversent un moment de désespoir. Ils souhaitent en découdre avec la société au nom de l’islam mais ils sont en réalité motivés par un sentiment d’échec personnel et d’injustice, en partie fondé, en partie fantasmé. (…) La radicalisation n’a dans ce cas que peu de chose à faire avec l’islam, l’islam ne sert qu’à donner un semblant de légitimité au désir de revanche et surtout assurer la promotion de l’individu qui devient, du jour au lendemain, grâce au terrorisme religieux une star dans le monde entier. » L’intégrisme religieux, le fondamentalisme islamique, ça n’existe donc pas, ce ne serait que de la peinture sur de la révolte sociale. On connait bien cette technique propre à la sociologie cherchant à faire épouser à une sélection de faits un modèle, ici celui de ce prétendu nouveau type de terroriste à la façon de "l’idéal-type" de « L’Avare » chez Molière, avec sans doute moins de talent.

Mais surtout, il ne s’agit pas là de théâtre, mais de morts bien réels. Par-delà ce tour de passe-passe cynique, revenons donc aux faits. Le contexte familial du terroriste, nous révèle qu’un frère de Cherif Chekatt, également « fiché S » en raison de sa radicalisation, a fait rapidement l’objet d’un mandat de recherche du parquet antiterroriste. Il a été interpellé en Algérie au lendemain de l’attaque. Placés en garde à vue, les parents et deux frères de Cherif Chekatt ont, eux, été remis en liberté. Ses parents se sont ensuite exprimés sur France 2, le père du terroriste jurant qu’il l’aurait « dénoncé à la police » s’il avait eu connaissance de son projet. Pourtant, le fait que son fils, tel qu’il le décrit, défendait les thèses de l’État islamique louant les crimes des djihadistes, ne lui a pas mis la puce à l’oreille. On apprenait par la chaine que « le père est fiché S pour fondamentalisme religieux ». En réalité, on voit à travers l’entourage même de ce jeune, un milieu sous influence islamiste. Ce qui semble avoir échappé à notre expert.

M. Khosrokhavar nous sert une démonstration hors sol, décontextualisé, essentialisant la France comme la marmite du diable. Il fait comme si, il n’y avait eu ni attentats ailleurs, ni l’EI, ni la guerre en Syrie et en Irak, ni le printemps arabe avec ses islamistes, pas plus Al-Qaïda, et que la guerre civile en Algérie, menée par des islamistes, qui a fait des centaines de milliers de morts, n’avait jamais eu lieu… Sans compter encore avec l’assassinat il y a quelques jours de deux jeunes touristes scandinaves au Maroc par quatre djihadistes, qui ont décapité l’une de leur victime et égorgé l’autre à l’arme blanche. Ces ignobles terroristes ne sont sans doute encore que des victimes des inégalités sociales !

Qualifier d’« opportuniste » ce terrorisme, c’est servir l’islamisme

Comment a-t-on pu ainsi qualifier « d’opportuniste » cette attaque, sans y réfléchir à deux fois ? Pourquoi ne pas faire le lien avec ce milieu communautariste et fondamentaliste strasbourgeois pour comprendre ce qui s’est passé ici, et les périls qui montent dans notre société et pas depuis hier, avec des radicalisés qui se comptent en dizaines de milliers ? L’Institut Montaigne, dans ses deux derniers rapports sur l’islam en France, nous livre pourtant des informations capitales sur le développement d’un islam radical dont les motivations sont avant tout religieuses. Un tiers des jeunes musulmans ont ainsi épousé les thèses du salafisme, sachant que tous les terroristes sont passés par là, c’est-à-dire par une idéologie religieuse qui prépare les esprits à l’affrontement sous toutes ses formes avec la République qui est l’ennemi juré de cet extrémisme religieux. D’autre part, selon les résultats de l’Institut, près de 30 % des musulmans considèrent que la charia est supérieure à nos lois et autant que la religion est un instrument de révolte contre la société. N’y-a-t-il pas là des ingrédients favorables à tous les risques ?

Dans les pays arabes et maghrébins, la religion n’est pas séparée du politique, elle est soit définie comme religion officielle ou soit, justifie des théocraties. Ne faudrait-il pas mettre en relation ce fait, avec le rejet par certains musulmans d’origine de ces pays de nos principes démocratiques, portant la foi au-dessus de tout ? Celui qui va jusqu’au sacrifice, en tuant de façon aveugle, est dans la réalisation de la croyance selon laquelle il se qualifie ainsi pour un paradis fantasmé auquel on accède par le sang du martyr. Il ne le fait pas pour qu’on parle de lui comme d’« une star » après sa mort. On n’a d’ailleurs jamais vu aucun gangster tirer de façon gratuite et aveugle dans la tête des gens pour les tuer, dans un simple but de publicité, fut-ce religieuse. Le ressort religieux est donc bien essentiel pour comprendre cette forme de violence, pourtant à aucun moment évoqué.

On en efface toute idée par un faux procès fait à la société, rendue responsable d’inégalités qui prédestineraient les jeunes en difficulté à n’avoir d’autre choix que le terrorisme, bizarrement, uniquement des musulmans, puisque seuls à commettre des attentats. Ce ne serait pas de la stigmatisation cela, et là, bien réelle, par cette assignation, en faisant au passage oublier la racine du mal, l’intégrisme religieux, l’islamisme ? C’est non seulement les livrer ainsi à la vindicte générale par cet amalgame, mais ne pas les prévenir du danger d’une conception religieuse portant au-dessus de la loi civile la loi religieuse qui conduit, à tout le moins, au repli du communautarisme et plus loin, au risque du terrorisme. C’est les jeter dans la gueule du loup ! Cette démarche trompeuse, serait-elle inspirée par une volonté maladroite de défendre ces jeunes, où serait-ce un prétexte pour refuser de voir l’évidence, que l’intégrisme religieux est le moteur de cette violence, signifié par le retour du sacré dans le politique ?

Un déni des dangers du djihadisme qui frise l’imposture intellectuelle

Le meilleur est pour la fin. Ces attentats, nous dit-il, « doivent être considérés comme un risque inhérent à la vie moderne dans des sociétés de plus en plus hétérogènes et en perte de cohésion sociale. Il faut prendre ce fait comme relevant non pas du djihadisme (ce qui fait peser la menace d’une internationale redoutable ou d’une idéologie guerrière) mais comme des cas de défaillance individuelle qu’on ne préviendra pas par des stratégies du type du fichier S. Ce dernier devient une incitation à l’action violente sous prétexte du djihad de la part des individus stigmatisés ». Il fallait oser ! On ne peut pas plus banaliser le terrorisme islamique, justifiant les pires violences à venir sous ce modèle victimaire fallacieux, portant l’accusation selon laquelle le simple fait d’identifier des individus dangereux comme « Fiché S » serait une cause des violences, inversant le sens de la charge.

En parlant des attentats « comme un risque inhérent à la vie moderne », il nous dit en quelque sorte qu’il n’y a rien à faire, plus encore, il laisse ainsi entendre que ces attentats seraient comme le prix à payer des inégalités. Nous sommes en pleine culture de l’excuse. C’est faire oublier dangereusement que certains sont en guerre contre les pays démocratiques, parce qu’ils sont sous l’emprise d’une croyance religieuse radicale, violente, une armée de « fous de dieu » [3], et que la liberté pour eux, c’est l’ennemi, parce qu’elle s’oppose à leur volonté de tout soumettre à leur tyrannie religieuse. Cette confusion nous rend apathiques lorsqu’il serait question en retour de réagir avec force, au niveau nécessaire, sans concession.

Mais la chose la plus grave, en posant ces jeunes comme victimes de la République, en les faisant se tromper de combat, c’est de les désarmer face au risque de l’emprise de la radicalisation. Un processus d’islamisation qui est loin de n’être que le fait de la prison, qui se diffuse partout où il le peut, jusque dans les quartiers, transformant la délinquance en acte de bravoure contre une République qui serait l’ennemi, puisqu’elle refuse que la religion n’ait pas la primauté sur la loi. Ce qu’on propose par ce renversement qui met le cerveau à l’envers, c’est une sorte de purification du croyant vis-à-vis de ses délits transformée en nouveau départ qualifiant, pour « un grand destin » se concluant par le martyr. L’idéologie de ce sociologue, c’est un cadeau empoisonné à ces jeunes et à notre société, qui frise l’imposture.

Un opportunisme politico-religieux du gouvernement qui rajoute encore au danger

Ne faut-il pas voir, dans la reprise par notre ministre de l’intérieur de cette thèse d’une action dite « opportuniste », le choix de céder à la confusion alors que se prépare une révision de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat qui s’attaque à la laïcité, au nom d’adapter nos institutions à l’islam de France [4] ? Comment voir autrement que comme un danger de plus, cette façon d’éluder la responsabilité du communautarisme islamique dans l’ombre duquel la radicalisation galope. Ce dont Gérard Colomb, son prédécesseur, nous avait mis en garde avec gravité, lors de son départ de la place Beauvau [5]. Alors que l’islam en France est une religion déstabilisée, fragilisée par cette situation, on ne devrait plus que jamais en rien succomber à la tentation de jouer sur le religieux à des fins politiques. Réinstaller l’irrationnel de la croyance au sein même de l’Etat, c’est tout simplement jouer avec le feu [6].

Cette vision va avec un modèle d’intégration qui dérive, cédant à la logique d’une reconnaissance des différences qui relègue au second plan ce que l’on met en commun pour faire société. Ce qu’il faut, bien au contraire, c’est défendre cette liberté qui tient dans l’autonomie de l’individu comme bien de tous, de portée universelle, par-delà nos différences. Ce qui est garanti au croyant et à celui qui ne croit en rien, hors de toute distinction de classe sociale. Et cela, sans rien empêcher du côté de la foi, tant qu’elle respecte la loi commune et la liberté des autres. Cette liberté, c’est une propriété collective, une responsabilité commune, et comme telle le fondement de notre volonté de vivre ensemble, de notre paix civile.

La République laïque, un idéal d’émancipation et de liberté à pousser jusqu’au bout

Nous sommes l’un des rares pays où chacun se trouve réellement protégé contre toute hégémonie d’une religion sur les autres croyants ou ceux qui ne croient pas, puisque l’Etat n’en a aucune, et peut ainsi être impartial. Il faut promouvoir cette République laïque et sociale que nous avons conquise, pour exorciser le risque terroriste intérieur, c’est même sans doute par-là que l’on endiguera le mieux le risque extérieur, par une contre-vague de la liberté à cette logique destructrice. Cette République à une finalité humaine de grande valeur, émancipatrice, qu’il ne faut pas confondre avec la façon de gouverner de certains. C’est un beau projet, celui de l’égalité de tous au regard des droits et libertés fondamentaux mais aussi, des responsabilités qui en découlent, dont celle de les défendre. Ce n’est rien de moins qu’un formidable contrepoison à une idéologie djihadiste mortifère, et un très bel idéal de liberté pour la jeunesse, qu’il s’agit de pousser jusqu’au bout !

[1Farhad Khosrokhavar, "Cherif Chekatt ou le faux djihadiste", Le Monde, 14 décembre 2018.

[3Djemila Benhabib, Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, H & O, 2011.

[6Nicolas Sarkozy avait déjà imaginé recourir à la religion comme instrument d’encadrement des quartiers, pour justifier de modifier cette loi, sur les propositions de la fameuse commission Machelon, qui n’avait finalement pas abouti : Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Collection L’Histoire à vif, Cerf, 2004.



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