Revue de presse

G. Chevrier : "Crèche Baby Loup et laïcité : toutes les clefs pour comprendre l’affaire" (lefigaro.fr/vox , 24 juin 14)

26 juin 2014

"La crèche Baby Loup, n’en doutons pas, est au carrefour de ce qui se joue d’essentiel aujourd’hui pour la laïcité ! Son cas interpelle le législateur en faveur de nouveaux progrès des libertés. La directrice de la crèche a procédé au licenciement d’une employée qui en était venue à se voiler, alors que le règlement intérieur de celle-ci, sans ambiguïté, évoque « le respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des [de ses] activités » en rapport avec les enfants. L’employée voilée a contesté le licenciement en portant plainte pour discrimination.

L’employée, après avoir été déboutée devant le Tribunal de prud’homme et la Cour d’appel de ce tribunal, la Cour de cassation a été saisie par elle et a invalidé ce licenciement par un arrêt du 19 mars 2013. L’affaire a alors été renvoyée devant la Cour d’Appel de Paris. Par un arrêt du 27 novembre 2013, cette dernière s’est opposée à la Chambre sociale de la Cour de Cassation en confirmant le licenciement de l’employée voilée. Ainsi, ce lundi, la question de droit posée par cette affaire a fait retour devant la Cour de cassation qui, en séance plénière, examinait à nouveau la situation, suite d’un véritable marathon judiciaire.

● La crèche baby Loup questionne la place de la laïcité dans l’accueil de la petite enfance

Pour la Cour de cassation dans son arrêt du 19 mars 2013, la question juridique de toute cette affaire a été regardée sous un angle unique, celui de savoir si, en l’état actuel du droit, une association de nature privée pouvait se voir appliquer le principe de laïcité. La Cour de cassation répond par la négative en précisant que l’article premier de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public. Le principe posé est simple : le principe de laïcité et de neutralité s’impose dans la sphère publique pas dans la sphère privée, qui ainsi laisserait sans limite non la liberté de croyance qui est un fait acquis, mais l’expression religieuse, ce qui pose d’autres problèmes.

On doit bien pouvoir mettre des limites aux manifestations religieuses dans l’entreprise si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché, comme le prévoit le Code du travail. N’est-ce pas ici le cas, puisqu’il s’agit de refuser qu’une employée expose ses convictions religieuses, à travers un signe ostensible, auprès d’enfants dont l’âge les fait apparaitre comme vulnérables ? C’est dans cet esprit que l’on trouve le principe de laïcité dans le règlement intérieur de la crèche. Il en va donc de leur droit au respect, sans considération d’âge, de leur liberté de conscience. Et encore, il en va aussi des convictions et droits de leurs parents qui sont censées être seuls à pouvoir guider leurs enfants dans les choix privés qui les concernent comme celui d’une religion, dans l’esprit de la définition de l’autorité parentale inscrite dans le Code civil.

Cette manifestation de sa religion par cette employée se trouve en opposition totale avec les buts et valeurs définis autour du principe de laïcité par l’association qui gère cette crèche, niant totalement son caractère propre dans le silence de la loi. Robert Lafore, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux le souligne à sa façon, dans un article publié dans les Actualités Sociales hebdomadaires : « Il y a une nécessaire affinité entre membres qui dynamisent l’action associative. Et c’est un problème que, d’imposer, au nom de la non-discrimination, un salarié professant ouvertement des options contraires. » C’est tout simplement nier l’autonomie du caractère propre des associations, et rendre impossible à partir du moment où elles se dotent d’employés, qu’elles se déclarent laïques !

On croit pouvoir distinguer qu’il s’agirait d’un conflit portant sur la défense des libertés d’une salariée face à un employeur, alors qu’il s’agit en réalité d’un conflit qui met en lumière le télescopage entre une pression communautaire et le monde du travail. N’est-il bien ici uniquement question que de la liberté individuelle d’une jeune femme voilée de manifester sa religion ? Cela ne pose-t-il pas la question de savoir ce que représente le voile comme manifestation d’un poids communautaire qui ainsi peut peser sur les libertés individuelles et le libre choix des personnes, des parents et de leurs enfants ?

Juridiquement, la Cour de Cassation rappelle dans son arrêt du 19 mars 2013 qu’une crèche privée, bien qu’elle ait une mission d’intérêt général, ne peut être considérée comme une personne privée gérant un service public. Pourtant cette approche du droit pourrait être discutable, car une crèche privée comme Baby Loup, qui était ouverte 24 heures sur 24, dans un quartier difficile, remplissait une véritable mission de service public en l’absence d’autre structure. D’autant plus qu’elle était essentiellement financée sur fonds publics.

● La Cour d’Appel de Paris retient trois motifs pour donner raison à la crèche

Par un arrêt du 27 novembre 2013, la Cour d’Appel de Paris a justifié le licenciement de la plaignante par trois motifs :

  • Le licenciement ne serait pas justifié par le port du voile, mais par le comportement de la salariée : refus de la mise à pied licite pour non-respect du règlement intérieur, agressivité envers le personnel de la crèche, et pressions actives sur les témoins ; La question du respect du principe de laïcité passerait au second plan, à la faveur de considérations de circonstance d’une portée très limitée à cette crèche.
  • L’interdiction du port du voile par le règlement intérieur s’appliquerait exclusivement aux activités d’encadrement éducatif des enfants. Elle répondrait ainsi de façon proportionnée à l’exigence de les protéger au vu de leur âge et de leur développement, en conformité avec les exigences du Code du travail en constituant une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ». L’interdiction de la manifestation religieuse de l’employée n’étant alors plus discriminatoire. Ce motif s’il était retenu serait déjà une avancée considérable qui pourrait être alors généralisée aux autres établissements du même type sans en passer par la loi. Ce serait reconnaitre aux enfants des droits que la loi ne reconnait pas à ce jour. Une telle décision impliquerait des changements législatifs pour faire de cette jurisprudence une véritable règle de droit solidement posée, car n’oublions pas qu’un recours pourrait être encore porté devant la Cour Européenne de Droits de l’Homme par la plaignante.
  • La réponse apportée par la Cour d’appel de Paris évoque la notion « d’entreprise de conviction » laïque, s’apparentant à l’entreprise de tendance, pour reconnaitre le bien fondé du principe de laïcité dans le règlement intérieur. Elle fait ainsi de la laïcité une tendance au même titre que la religion, à la façon de l’entreprise de marque. C’est une voie juridique qui permet de couvrir en droit la décision de licenciement dans les conditions données du règlement intérieur de la crèche. N’oublions pas pour autant que « l’entreprise de conviction » n’est pas fondée en droit français puisque la notion d’ « entreprise de tendance » religieuse ou laïque, retenue par Cour Européenne des Droits de l’Homme, se limite actuellement concernant sa transcription dans notre droit aux entreprises (associations) confessionnelles, opinions politiques, activités syndicales ou mutualistes.

Pour autant, cette notion « d’entreprise de conviction » ne couvre pas les droits de l’ensemble des enfants à la reconnaissance de leur liberté de conscience ou/et celle de leurs parents, car c’est uniquement dans les crèches de « tendance laïque » qu’elle serait respectée.

● Il faut faire entrer par la loi les crèches dans le Code de l’action sociale et des familles

Il faudrait une solution qui permettrait de protéger la liberté de conscience de l’ensemble des enfants par l’obligation de neutralité des personnels intervenant auprès d’eux, en dehors des établissements confessionnels. Pour cela, il s’agit d’élargir aux crèches le statut de l’usager des établissements sociaux et médico-sociaux, autrement dit, de faire entrer ces établissements dans le Code de l’action sociale et des familles. Les crèches restent en dehors pour l’instant de ce périmètre de droit alors qu’elles se sont créées dès l’origine sur un fondement sanitaire et social. La loi 2002-2 du 2 janvier 2002, qui rénove l’action sociale et médico-sociale, a fait passer le droit des usagers d’une conception relative à la protection d’un public vulnérable, à la reconnaissance de la citoyenneté et de l’accès en tout à l’égalité dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux.

Concernant l’usager, il est question, d’obtenir son consentement éclairé pour tout ce qui concerne son accompagnement, du respect de son libre choix, de son autonomie, de sa liberté de conscience, droits fondamentaux protégés par la norme constitutionnelle. Un apport qui est venu renforcer une déontologie du travail social qui comprenait déjà une nécessaire réserve du professionnel concernant ses convictions et croyances personnelles, au regard de la place qu’il occupe envers l’usager sur lequel il n’est pas sans pouvoir d’influence.

Pour lever toute ambiguïté à cette intégration des crèches au Code de l’action sociale et des familles, et en même temps garantir tous les établissements sociaux privés au regard du principe de laïcité, il faudrait aussi modifier l’article 11 de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie dans les établissement et service sociaux et médico-sociaux (la loi 2002-2 du 2 janvier 2002), qui met sur un même plan l’usager et le salarié en matière d’expression religieuse, sans les différencier (sic !). Ceci, contrairement à l’ensemble des pratiques dans ce domaine, comme énoncé ci-dessus, qui commandent la neutralité des personnels et pour les usagers, la liberté d’expression religieuse. Cette indifférenciation constituant une voie d’eau pour la laïcité à laquelle il faudrait donc remédier aussi par la loi.

De cette façon, nous reviendrions vers une situation de normalité qui voudrait que, seules les crèches confessionnelles n’appliqueraient pas le principe de neutralité dans l’accueil des enfants et l’exception serait ainsi du côté du religieux. La norme alors convergerait dans le sens de la laïcité et de la neutralité religieuse dans l’ensemble des établissements participants de la mise en œuvre des politiques publiques que sont les politiques sociales inscrites dans le CASF. Il faut donc une loi qui vienne modifier le statut des crèches associatives pour les faire entrer dans le Code de l’action sociale et des familles. Il faut aussi mettre en conformité les textes relatifs à ce cadre selon l’exigence du respect des droits fondamentaux des usagers de ces établissements dont, leur liberté de conscience.

● Le procureur général de la Cour de cassation donne raison à la crèche mais sous certaines conditions

Le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, ce lundi, a plaidé pour le rejet du pourvoi de Mme Afif. Mais, contrairement aux juges d’appel, il conteste que la crèche puisse être considérée comme une « entreprise de conviction ». « Elle n’est pas une entreprise de combat militant en faveur de la laïcité ; son objet est plus social que politique » comme si la laïcité et la neutralité qui en découle, n’étaient pas d’abord une protection sociale pour tous les usagers des services sociaux garantissant leur égal accès à des prestations. Il y a derrière cette prise de position la crainte que les entreprises privées se saisissent de l’extension de cette notion peu commune dans le droit français pour « restreindre » la liberté religieuse de leurs salariés. On ne voit pas en quoi cela serait dérangeant si cela se fait dans le respect du code du travail et de l’exigence de proportionnalité du but de l’entreprise et de nature de la tâche à accomplir. Cette voie de la reconnaissance de l’entreprise de conviction serait pourtant celle aux moindres conséquences, susceptible ainsi d’obtenir le consensus. Car on réserverait aux seules crèches qui souhaiteraient se réclamer dans leur caractère propre d’être laïques, d’imposer la neutralité à leurs personnels.

M. Marin estime en revanche que « l’exigence de neutralité » inscrite dans le règlement intérieur de la crèche est légitime, que son caractère n’est « ni général ni abstrait » compte tenu de « la nature de l’entreprise, du nombre de salariés et de la nature des fonctions qu’ils exercent auprès des enfants ». Cette légitimité reconnue vient remettre « la liberté religieuse » en cause, telle qu’elle est actuellement trop souvent pensé comme un concept à part, au-dessus des autres libertés, sur le mode anglo-saxon.

Le procureur général estime que « la protection de liberté de conscience des jeunes enfants et du respect de droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions personnelles » suffit à restreindre la liberté d’expression religieuse. Alors que les premières audiences avaient ouvert de larges débats sur la neutralité religieuse dans les entreprises privées en général, la question s’est peu à peu resserrée légitimement sur la protection des « personnes vulnérables ». Pour M. Marin : « Le port du voile dans une crèche présente un risque certain de pression sur autrui. »

● La neutralité des personnels travaillant auprès d’enfants doit devenir la règle pour les respecter !

Cette affaire épouse un caractère symbolique qui reflète bien des débats de société autour de la laïcité et des problèmes que lui pose la montée des revendications communautaires à caractère religieux dans l’entreprise. Aussi, pour en finir, il faudrait nécessairement répondre par la loi, au-delà de la crèche Baby Loup, à une question qui relève d’un véritable enjeu de société relatif aux institutions sous lesquelles nous entendons vivre. Une grande loi laïque concernant le secteur social mais aussi l’entreprise privée, pourrait être une réponse aplanissant les conflits qui naissent du flottement juridique en matière de limite de l’expression religieuse dans les établissements privés. Ce qui constituerait un grand pas en avant en faveur de notre vivre-ensemble.

Le Président Hollande avait lui-même envisagé d’agir dans ce domaine par la loi, les décisions de la Cour de cassation risquent fort de le lui rappeler espérons-le en positif pour la crèche Baby Loup ou malheureusement, en négatif. Rappelons ainsi au passage que, 84 % des Français se disaient favorables à une loi interdisant les signes religieux ou politiques dans les entreprises privées (sondage BVA) en octobre 2013 et que 87% d’entre eux soutenaient la crèche dans sa décision de licenciement de la salariée voilée.

La décision de la Cour de cassation a été mise en délibérée au 25 juin prochain."

Lire "Crèche Baby Loup et laïcité : toutes les clefs pour comprendre l’affaire".


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