Revue de presse

"Foucault, Deleuze, Derrida… Aux origines françaises du « wokisme »" (M Le Magazine du Monde, 26 fév. 22)

27 février 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Cinquante ans après avoir été des philosophes stars aux Etats-Unis, les penseurs de la "French Theory" sont mis en cause par les tenants d’une ligne universaliste, en France, qui les accusent d’avoir semé les graines de ce qu’ils perçoivent comme une guerre idéologique."

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"[...] Traduit en 1976, le philosophe Jacques Derrida rejoindrait bientôt la fête avec une petite bombe nommée déconstruction, et cette philosophie française, d’abord accueillie par les artistes et les poètes, s’enracinerait à l’université jusqu’à devenir, selon l’historien Steven Kaplan, « aussi américaine que la Harley-Davidson ».

Les 7 et 8 janvier, à Paris, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, un colloque intitulé « Que reconstruire après la déconstruction ? », moins agité que la conférence « Schizo-Culture », s’employait à remonter aux origines de la pensée décoloniale pour y trouver justement Derrida, Foucault, Lyotard et compagnie.

Avec leur relativisme moral, leur obsession des systèmes de pouvoir, leur rejet de l’Occident et des « métarécits » (le marxisme, les Lumières, les religions, la psychanalyse), ces penseurs français auraient engendré l’idéologie victimaire qui nous revient aujourd’hui d’Amérique comme un boomerang, pouvait-on entendre. « D’une certaine façon, c’est nous qui avons inoculé le virus avec ce que l’on appelle parfois la French Theory, (…) nous devons maintenant fournir le vaccin », s’est avisé le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui jusque-là dénonçait plutôt « une matrice intellectuelle venue des Etats-Unis ». [...]

L’irruption de ces fantômes au centre des nouvelles guerres culturelles remonte à mars 2017, avec la parution dans le magazine numérique anglophone Areo d’un article au titre incrusté dans une photo en noir et blanc de Michel Foucault : « Comment les “intellectuels” français ont détruit l’Occident ».

Se réclamant de la gauche des Lumières, l’essayiste Helen Pluckrose y accuse les pères fondateurs du « postmodernisme » – un mot qu’emploient plus volontiers les détracteurs de cette pensée – d’avoir créé la boîte à outils de chercheurs militants qui expliquent aujourd’hui que la science est raciste, que le monde se divise entre oppresseurs et opprimés, et que les points de vue minoritaires priment sur le consensus.

En coulisse, cette Britannique a fait équipe avec deux universitaires américains, le professeur de philosophie Peter Boghossian et le mathématicien James Lindsay, pour proposer à diverses revues à comité de ­lecture de faux articles de recherche parodiant le langage des études de genre, féministes, post­coloniales, etc. Quand le Wall Street Journal vend la mèche, en octobre 2018, sept articles ont trouvé preneur, dont une étude de la culture du viol dans les parcs à chiens.

« Nous voulions montrer que cette pensée était en voie d’infiltration dans la culture dominante, commente Peter Boghossian. A l’époque, les gens ne l’ont pas compris, ils n’ont pas voulu voir que les étudiants emportent ces idées avec eux dans le monde du travail. Et puis l’histoire s’est follement accélérée, et vous avez maintenant des médecins urgentistes qui trient les patients en fonction de leur race. » Le philosophe fait allusion aux directives adoptées par l’Etat de New York pour le traitement du Covid-19 en cas de pénurie d’antiviraux, lesquelles distinguent, pour cause d’« inégalités sanitaires et sociales systémiques », l’appartenance à une race « non blanche » parmi les facteurs prioritaires (la règle vient d’être attaquée en justice).

Pour Peter Boghossian aussi, l’histoire s’est follement accélérée : en septembre 2021, il a démissionné de l’université d’Etat de Portland, cette « usine à justice sociale », dénonçant une campagne de harcèlement à son encontre. L’ex-professeur répond à nos questions depuis Budapest, une ville « où personne ne dort sur le trottoir, contrairement à Portland ». Lui-même est invité dans la capitale hongroise par le Mathias Corvinus Collegium (MCC), une université privée conservatrice dotée l’année dernière de 1,5 milliard d’euros par le gouvernement du premier ministre nationaliste, Viktor Orban.

Entre-temps, les canulars ont valu à Helen Pluckrose et à James Lindsay un contrat d’édition. Leur essai Cynical Theories (Pitchstone Publishing) sort en août 2020 dans un pays convulsé par le meurtre de George Floyd et se retrouve aussitôt dans les listes des meilleures ventes. Cotraduit par l’essayiste Peggy Sastre et Olivier Bosseau, le livre paraît en France en septembre 2021, sous le titre Le Triomphe des impostures intellectuelles (H & O Éditions) [...].

« La déconstruction est pour Derrida ce qui arrive au langage, c’est une instabilité du sens, explique François Cusset. Les étudiants et les enseignants américains en font un mantra, une méthode, un mot qu’on utilise à la première personne : je déconstruis le texte, le patriarcat hétérosexuel, le capitalisme, la justice, la Déclaration d’indépendance, la liste de lecture ennuyeuse du vieux prof blanc. Cette méthode permet de briller, d’avoir l’air cool, subversif, et puis d’avoir une œuvre, de faire des cours, d’attirer des étudiants sur un marché concurrentiel. » Ainsi transformée, la déconstruction frappe l’imaginaire américain jusqu’à intégrer la pop culture et le langage courant. « C’est le mot de la fin du XXe siècle, poursuit l’historien. On l’entend en prime time à la télévision. »

Entrée à l’université par les départements de littérature, cette pensée fluide et malléable se coule dans d’autres disciplines, ramassant au passage les objets en vogue : critique de la société de consommation, néoféminisme, revendications gays et lesbiennes. Au début des années 1990, elle donne à la galaxie en expansion des cultural studies et des sous-champs identitaires – études ethniques et postcoloniales, études intersectionnelles, études de genre – sa caution théorique. [...]"

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