Revue de presse

"Enseigner la laïcité et la liberté d’expression" (Charlie Hebdo, 5 jan. 22)

9 janvier 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La laïcité et la liberté d’expression ne sont pas réservées à une « élite » de l’enseignement général. Nous nous sommes rendus dans une zone rurale du Grand Ouest [1], où une prof de français et d’histoire-géo a choisi de consacrer un mois et demi à ces sujets, avec ses CAP électricité et ses bacs pros. Passionnée, hussarde de la République impliquée au-delà de son métier, elle parvient à intéresser des élèves souvent en rupture avec les matières générales. On a pu se glisser au cœur de sa classe.

Laure Daussy

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Ce devait être une seule petite heure de cours, selon la demande de Blanquer. Après la mort de Samuel Paty, Mme S., enseignante en lettres et en histoire-géo dans un lycée professionnel, a choisi de consacrer une dizaine d’heures à la question de la laïcité et de la liberté d’expression. La mort de Samuel Paty a été un électrochoc pour elle. « J’ai réalisé que je faisais un métier dangereux, que l’on pouvait en mourir, alors autant que je le fasse du mieux possible. » Elle se définit comme une « laïcarde », elle n’a jamais été à la messe, sauf… quand un de ses anciens élèves est devenu organiste. Pourquoi autant de temps sur la laïcité  ? « Personne ne peut adhérer à quelque chose qui est expliqué en une heure, souligne-t-elle. Il faut des étapes, le faire de manière progressive. » A priori, c’est compliqué d’enseigner ce sujet, et on peut se dire que ça l’est encore davantage auprès d’élèves qui se sont éloignés de l’enseignement général. Comment fait-elle  ? « Il faut pouvoir apprivoiser les élèves. S’ils ne sentent pas d’affection pour eux, ça ne fonctionne pas. Ils savent l’infini respect que j’ai pour eux », nous explique-t-elle. Cette année, elle a réitéré avec une de ses classes, des CAP électricité, et nous avons pu assister à plusieurs de ses cours, répartis en cinq séquences, qu’elle a commencés à la rentrée de la Toussaint.

On entre dans « sa » classe, la A6, c’est une des rares profs ici à avoir une salle attitrée. « Après vingt-cinq ans d’enseignement dans ce lycée, qu’on me pardonne si je confonds parfois cette salle avec mon chez-moi », rigole-t-elle. Dans cette classe, des rideaux rouges ornent les fenêtres, comme au théâtre. Des ­affiches de films tapissent les murs. On y trouve Le ­Seigneur des anneaux, Harry Potter ou encore Pirates des Caraïbes, Zorro, Avatar… Elles peuvent paraître étonnantes pour une passionnée de lettres et d’histoire. « Oui, c’est grand public, pour que l’on puisse avoir les mêmes références. » Elle a pensé les changer, mais ses élèves se sont insurgés : « Ces affiches, c’est vous, ­madame  ! » Et bien sûr, on y trouve aussi la panoplie classique d’une classe : un planisphère, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et même des fournitures dans un placard pour celles et ceux qui les auraient oubliées.

En première année de CAP électricité, ils sont 14 élèves, dont trois filles, ils s’appellent Killian, Fatihou, Finley, Saman­tha, Joan, ou encore Enzo, Christiane, Guillaume… On est un an pile après l’assassinat de Samuel Paty, dont la prof rappelle l’histoire. On est aussi en plein procès des attentats du 13 ­Novembre. Mme S. raconte un événement personnel : sa propre fille était près des terrasses et a échappé à cet attentat. Les élèves sont tout ouïe. C’est un de ses « trucs » de prof : qu’ils se sentent concernés avec des anecdotes perso. D’ailleurs, une jeune fille prend la parole pour dire qu’une de ses proches a failli être victime de l’attentat de Nice. Le contexte posé, « afin de sacraliser la séquence », elle fait écouter à la classe une interview de Robert Badin­ter donnée sur France Inter le lendemain de la mort de Samuel Paty. « Je tiens à saluer la mémoire d’un homme qui est, à sa manière, pour moi, un héros tranquille. Dans le corps enseignant aujourd’hui, il y a des femmes et des hommes qui s’exposent pour nous, pour la République […]. Ce sont eux, les vrais combattants de la liberté », dit l’ancien garde des Sceaux. Comment présenter Badinter à des jeunes de 14–15 ans  ? « C’est un grand avocat, qui s’est battu contre la peine de mort, un très grand humaniste. » Et d’ajouter : « Il est encore vivant. Vous pourrez dire : je l’ai connu vivant  ! »

« Madame, est-ce qu’on peut être ambidextre  ? » 

La prof distribue le poème Liberté, de Paul Éluard. Car la séquence mélange subtilement littérature et histoire. Elle éclaire les passages qu’ils ne comprennent pas, comme le mot « aliéné » : « qui n’est même plus libre à l’intérieur de lui-même ». Chaque élève lit à voix haute et à tour de rôle une strophe. Celle qui est aussi prof de théâtre fait d’une pierre deux coups et leur apprend ainsi à porter leur voix comme s’ils étaient sur scène. À chaque début de cours, ils le reliront, et crient ensemble la fin : « Liberté  ! » Ça prend du temps pour qu’ils le lisent avec force. « En t’écoutant, il faut que le poète soit fier de ce qu’il a écrit. » Elle les encourage : « Génial, tu l’as fait comme un rappeur  ! »

Puis un autre poème, La Rose et le Réséda, de Louis Aragon [2], qui lui permet d’aborder subtilement la question de la foi et de l’athéisme : « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas/Tous deux adoraient la belle/Prisonnière des soldats », ce sont les premiers vers. Beaucoup n’ont rien compris. « Ce sont deux personnes qui cherchent à se battre pour la belle. La belle, ça peut être la liberté », explique-t-elle. C’est l’occasion de parler des croyants et des non-croyants. Un élève demande avec ses mots : « Madame, est-ce qu’on peut être ambidextre  ? » La prof rigole : « Tu veux dire : est-ce que l’on peut être à la fois croyant et non croyant  ? » Elle fait un tour de classe pour demander qui croit en Dieu, qui est athée… Une petite entorse à la laïcité  ? «  Je leur pose la question, car cela permet de se baser sur leur vécu, de montrer qu’on peut tous vivre ensemble et dépasser nos croyances. » Certains se disent chrétiens, pratiquants ou non, certains, musulmans, d’autres ne savent même pas, d’autres se disent « athées depuis plusieurs générations ». L’un explique en fin de cours qu’il ne veut pas répondre. « Tu as raison, la laïcité, c’est ça : la religion, c’est dans la vie privée. » [...]

La séquence suivante, elle étudie Tartuffe, de Molière, puis les Lumières. Place au chevalier de La Barre, condamné pour n’avoir pas salué une procession religieuse. Elle insiste sur le fanatisme, raconte les tortures subies par le chevalier. Plusieurs élèves réagissent : « C’est des tarés à l’époque  ! » « Si ça se trouve, mon grand-père a participé à ça  ? » s’interroge l’un, un peu perdu dans le temps. « C’est la même chose avec Daech aujourd’hui », glisse-t-elle. « Ils se sont pas demandé si Dieu voulait qu’on fasse ça en son nom  ? » questionne un autre.

Un peu plus tard, elle demande : qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’un État ne soit plus influencé par l’Église  ? Un jeune lance : « Il faut les séparer  ! » C’est toute la pertinence de son cours : « Ça devient logique pour eux, avec cette progression, après le chevalier de La Barre, ça devient une évidence qu’il faut mettre en place la laïcité », souligne-t-elle. Elle n’hésite pas à leur montrer un texte ardu, extrait de De l’esprit des lois, de Montesquieu. Elle attire l’attention sur une phrase à retenir : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. » « Les assassins de ­Samuel Paty ont cru ainsi qu’ils vengeaient Dieu », explique-t-elle. [...]

Voici venu le dernier cours, auquel a également assisté Riss. Un reportage en dessins qui a bien failli ne pas avoir lieu : l’affaire est montée jusqu’au ministère. Rue de Grenelle, ­d’aucuns ont pris peur, et ont refusé sa venue, qui, finalement, a été décalée (le hasard voulait que le cours suivi par Riss se déroule le même jour que la Journée de la laïcité, ce qui a suscité d’autant plus de crispations). Comme quoi le « pas de vagues » est encore à l’œuvre. D’autant plus surprenant que l’enseignante est tout à fait soutenue par sa hiérarchie pour ce cours. Son inspectrice d’académie nous dit : « C’est l’idéal de faire un cours avec cette méthode, il s’agit de mobiliser les connaissances des élèves au service d’un raisonnement et d’une argumentation, et non des connaissances pour elles-mêmes. » Notons aussi que le recteur d’académie s’est battu pour que l’on puisse venir.

Dernier cours donc. Maintenant – rituel de début de cours –, les deux poèmes sont déclamés, on est loin des ânonnements du début. Subtile subversion, les élèves sont invités à monter sur les tables pour les crier haut et fort. C’est aussi l’heure des travaux pratiques, aboutissement des dix heures de cours : les élèves dessinent des caricatures. Parmi leur production, l’année dernière, certains n’ont pas hésité à dessiner le Prophète. Inspiré par la fameuse « une » de Cabu « Mahomet débordé par les intégristes », l’un a dessiné un Prophète qui pleure et dit à un djihadiste : « Mais tu fais quoi, là  ? » Cette année, certains ont dessiné un taliban qui s’en prend à une femme, avec le texte « Et tu te prends pour un homme  ? »  ; un autre groupe a dessiné un islamiste qui fait exploser sa bombe par erreur, et Dieu lui dit : « Toi, tu aurais dû aller à l’école »  ; d’autres ont critiqué l’hyperconsommation de Noël. Riss est invité à dessiner au tableau. Apparaît sous nos yeux un dessinateur qui pique les fesses de Dieu avec son crayon. « Vous avez vu, c’est un blasphème », dit la prof à ses élèves en rigolant. Ça passe sans qu’un sourcil ne se lève. L’un demande un dessin de… Ratatouille, car il adore le personnage (ils sont encore à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte  !). Un autre voudrait une caricature de Zemmour : celui-ci se retrouve dans une marmite, prêt à être mangé par Ratatouille. À la fin du cours, la prof a écrit en gros au tableau : « Ne pas effacer. »

« À Charlie, je pensais que c’étaient des méchants »

Mme S. nous avait envoyé la production de ses élèves de l’année dernière par l’intermédiaire de l’association Dessinez Créez Liberté, c’est ainsi que nous avons découvert son travail. Après un mois et demi de cours sur la liberté d’expression et la laïcité, les ados devaient écrire à Charlie Hebdo et dessiner une caricature. On a pu rencontrer ces élèves de l’an passé, par petits groupes, pour savoir ce qu’ils en avaient retenu. Immense engouement pour ces interviews, tous ont répondu présent. Et ils sont bluffants  ! Quand on leur demande comment ils expliqueraient ce qu’est la laïcité à des amis, l’un se lance : « Ne montre pas ta religion, tu la gardes pour toi. » Un autre : « C’est l’acceptation de toute croyance ou religion, et l’interdiction de l’exercer dans l’espace public. » L’un d’eux, âgé de 19 ans, en terminale systèmes numériques (SN), raconte que ce qui l’a le plus marqué, c’est la notion de droit au blasphème, « car il a permis de montrer la vérité sur l’Église, citant l’hebdomadaire anticlérical La Calotte, qu’il a étudié avec sa prof. Certaines caricatures permettent de dire la vérité ». Un autre dit cependant qu’il préfère « qu’on ne fasse pas de blasphème en public ».

Certains ont des interrogations sur la loi de 2004 sur l’interdiction des signes ostentatoires à l’école. C’est le cas de deux jeunes filles, de 16 et 17 ans, aujourd’hui en terminale accompagnement, soins et services à la personne (ASSP) : l’une aimerait porter une croix plus imposante, l’autre voudrait porter le voile, « parce que toute ma famille le porte ». Dans un petit groupe de trois, un garçon de 15 ans, qui se présente comme musulman, nous confie : « Je pensais qu’à Charlie Hebdo, c’étaient des connards, des méchants, je pensais que les caricatures, c’était un manque de respect. » Il croyait aussi que Charlie, c’était une seule personne, comme dans le jeu Où est Charlie  ?. Un dialogue s’établit entre eux. L’un lui répond : « Ils disent ce qu’ils pensent, ça permet à d’autres de dire ce qu’ils pensent aussi. » Un jeune ne comprend pas la « une » « Le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas des balles », il a l’impression que c’est une insulte. Un camarade lui répond : « Mais ils visent vraiment tout le monde, ils dessinent aussi des prêtres. »

Ces rencontres sont propices à échanger au-delà de la laïcité. Ce qui nous marque aussi, au-delà de ce sujet, ce sont leurs difficultés de lycéens en filière pro. Ils sont en CAP électricité, bac pro, ASSP ou SN, mais beaucoup le vivent comme un échec. On poursuit la conversation avec ceux qui sont en CAP électricité, en leur demandant naïvement : « Alors, vous voulez devenir électriciens  ? » En chœur, tout le monde répond : « Pas du tout  ! » « Pour beaucoup d’entre nous, c’est une issue de secours. » Ces lycéens, dont les familles sont souvent pauvres et dans des situations complexes, sont ici comme dans un sas, en attente d’un avenir meilleur. Ainsi, l’un veut changer pour un CAP plomberie ou devenir footballeur, un autre veut être soudeur, un autre, youtubeur. Ironie de la conversation, il nous confie qu’il veut créer sa propre chaîne sur la liberté d’expression. "

Lire "Le chevalier de La Barre contre Daech : enseigner la laïcité et la liberté d’expression"

[1Pour des raisons de sécurité, le rectorat nous a demandé de ne pas indiquer le lieu ni le nom de l’établissement.


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier "Les nouveau clusters de l’islamisme" (Charlie Hebdo, 5 jan. 22) (note du CLR).


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