Revue de presse

"Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia" (Pascal Bruckner, Le Monde, 2 mars 16)

2 mars 2016

"Au nom d’un antiracisme de pacotille, on veut faire taire une voix d’Algérie qui s’en prend au machisme de musulmans qui ont agressé des femmes à Cologne, le 31 décembre 2015.

Comment faire taire une voix originale ? Par deux moyens : la menace physique, d’un côté, le discrédit moral, de l’autre. La première appuie le second. C’est ce qui se passe avec l’écrivain Kamel Daoud : en Algérie, un imam salafiste a prononcé une fatwa contre lui en 2015, qui réclame son exécution. A Paris, un collectif d’historiens et de sociologues, dans une pétition dans Le Monde du 12 février, l’accuse, à propos de sa lecture des événements de Cologne – les agressions sexuelles du 31 décembre 2015 –, de véhiculer des " clichés islamophobes ".

Il évoquait en effet, dans une tribune parue dans Le Monde du 5 février, le rapport pathologique à la sexualité de nombreux pays d’islam et le choc culturel d’un certain nombre de jeunes gens issus du Maghreb, face à des femmes qui se promènent en liberté dans la rue. Il n’est pas le premier à proposer une telle lecture : de Tahar Ben Jelloun à Fethi Benslama, nombreux sont les écrivains ou psychanalystes originaires d’Afrique du Nord à avoir mis en lumière la misère sexuelle, la relégation des femmes, l’interdit de l’homosexualité dans le monde arabe.

Mais Kamel Daoud est le seul à avoir appliqué cette analyse aux événements de Cologne. Il ne s’agit pas ici, pour les pétitionnaires, d’exprimer leur désaccord ou de nuancer le point de vue de Daoud – lequel a décidé, à la suite de cette pétition, de se retirer du débat public. Il s’agit de lui fermer la bouche en l’accusant de racisme.

Avec cette pétition, on n’est pas dans le débat intellectuel, parfaitement légitime, mais dans la démonologie. Les faits qui se sont produits à Cologne seraient tellement graves qu’il ne faut pas en parler. D’ailleurs, les pétitionnaires n’ont rien à en dire : sinon qu’il ne faut rien en dire sous peine de tomber " dans la banalisation des discours racistes ".

Une sorte d’interdit pèse sur l’interprétation, dès lors qu’il s’agit de personnes qui viennent du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord. Incroyable retournement caractéristique de toute une gauche multiculturelle : l’antiracisme est plus important, désormais, que le viol ; le respect des cultures que le respect des personnes. Après tout, les Allemandes n’avaient qu’à se tenir à "une certaine distance plus longue que le bras" des hommes qui les côtoyaient, comme l’a recommandé la maire sans étiquette de Cologne, Henriette Reker, à la suite des agressions de la Saint-Sylvestre.

Voilà, donc, le terme " d’islamophobie ", ce mot du vocabulaire colonial du XIXe siècle, transformé en arme de guerre idéologique par les mollahs de Téhéran en 1979, à nouveau utilisé comme instrument de censure. Que signifie ce vocable ? Que toute critique de l’islam est raciste. Car la religion du Prophète, seule entre toutes, est intouchable : on a le droit de critiquer le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme, l’hindouisme, on peut piétiner le pape, les rabbins, le dalaï-lama, mais pas l’islam, drapé dans le manteau du réprouvé.

Nous ne devons surtout pas l’évaluer avec nos critères occidentaux, mais lui réserver la clause de la religion la plus défavorisée et lui passer tous ses égarements. Avec l’affaire Daoud, nous assistons à la réédition de ce qui s’était déjà passé avec Salman Rushdie, en 1989 : la fabrication planétaire d’un nouveau délit d’opinion analogue à ce qui se faisait, jadis, en Union soviétique contre les ennemis du peuple.

Il s’agit d’imposer le silence à ceux des intellectuels ou religieux musulmans, hommes ou femmes, qui osent critiquer leur propre confession, dénoncer l’intégrisme, en appeler à une réforme théologique, à l’égalité entre les sexes.

Il faut donc – ces renégats, ces félons – les désigner à la vindicte de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d’idéologie coloniale ou impérialiste pour bloquer tout espoir d’une mutation en terre d’islam, avec l’onction de " spécialistes " dûment accrédités auprès des médias et des pouvoirs publics.

Et l’on voit que, derrière Kamel Daoud, c’est toute la nébuleuse critique de l’intelligentsia franco-maghrébine qui est visée par les pétitionnaires, notamment Rachid Boudjedra et Boualem Sansal, eux aussi dans le viseur de nos inquisiteurs. Cette rhétorique n’est pas nouvelle : c’était déjà le chantage auquel était soumise, par la vieille garde stalinienne, la gauche non communiste, quand il s’agissait d’évaluer le bilan de l’URSS. A l’époque, il ne fallait pas faire le jeu des impérialistes. Sous les oripeaux nouveaux, une vieille rengaine. Mais, une fois l’accusation d’" islamophobie " tombée sur vous, elle prend le poids d’une excommunication.

Le crime de Kamel Daoud est d’être un apostat et un traître. Il est fautif d’avoir trahi son camp et d’avoir osé dire que la culture européenne est aussi celle de l’émancipation. Ce qui est autorisé à l’intellectuel occidental, se désolidariser de ses racines, ne l’est pas à l’intellectuel maghrébin, contraint de faire corps avec sa civilisation d’origine et de réserver ses flèches à l’Europe maudite.

Il y a quelques années, la députée néerlandaise d’origine somalienne du Parti populaire libéral et démocrate, Ayaan Hirsi Ali, avait été accusée par un certain nombre d’intellectuels anglo-saxons " d’intégrisme laïque ", parce qu’elle se permettait de critiquer le machisme musulman, critique qui lui a valu une condamnation à mort et l’a contrainte à s’exiler aux Etats-Unis. Elle avait eu le tort indigne, aux yeux de nos bons esprits, de ne pas rester enracinée dans sa communauté, mais de vouloir quitter la religion, de se moquer du Coran, de ne plus croire en Dieu. Crime de lèse-majesté.

Avec l’accent attendri des riches qui expliquent aux pauvres que l’argent ne fait pas le bonheur, nos pétitionnaires instituent une sorte d’apartheid légal dans la division internationale du travail intellectuel : à nous, sociologues, écrivains européens, confortablement installés dans nos métropoles, les fardeaux de la liberté, le devoir d’humilier l’Europe, le droit à l’athéisme, à l’invention de soi, au respect entre hommes et femmes. A vous les joies de la coutume, des mariages forcés, de l’apostasie punie de mort, de la croyance obligatoire.

Derrière un antiracisme de pacotille, on voit affleurer un mépris néocolonial masqué sous la défense de l’islam. La dissidence y est interdite, les anciens damnés de la terre ne pourront jamais accéder à l’âge de la responsabilité. Bref, l’autocritique, le dénigrement de soi doivent rester notre privilège exclusif.

Ainsi se confirme une nouvelle trahison des clercs : au lieu d’aider les rebelles du monde arabo-musulman à étendre le règne de la raison, à combattre le fanatisme et le puritanisme, nombre d’intellectuels européens et nord-américains se contentent de soutenir les pouvoirs dominants de l’autre côté de la Méditerranée, et cautionnent, avec opiniâtreté, la bigoterie religieuse en cours, en rappelant à l’ordre ceux qui osent ruer dans les brancards.

Si quelques chiens de garde de la fatwa, déguisés en chercheurs, en sociologues, peuvent ainsi amener à résipiscence un grand écrivain comme Kamel Daoud, ils risquent de décourager tous les libres-penseurs venus du monde musulman. C’est pourquoi il n’est rien de plus urgent, si l’on veut construire un islam modéré à l’intérieur de nos frontières, que d’appuyer ces voix divergentes, que de les parrainer, de les protéger. Il n’est pas de cause plus sacrée et qui n’engage la concorde des générations futures."

Lire "Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia".



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