Revue de presse / tribune

Charles Coutel : "Nommer, argumenter, admirer : ce que rétablir la transmission du savoir signifierait" (marianne.net , 3 fév. 22)

Charles Coutel, universitaire, professeur émérite en philosophie du droit, essayiste, vice-président du Comité Laïcité République. 4 février 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Dans un récent ouvrage, La Fracture de Frédéric Dabi et de Stewart Chau (Les Arènes, 2021), on découvre qu’il existe un véritable fossé générationnel. À la question « Quels sont les handicaps de la France ? », les jeunes de la tranche d’âge 18-35 ans répondent : pour 44 %, la crainte du chômage, mais tout de suite après, pour 36 %, l’affaiblissement de l’école et du système éducatif. Viennent ensuite les questions de la dette, de l’immigration ou encore la menace terroriste.

Tout se passe comme si, en plus des risques de déclassement et de chômage, les jeunes étaient conscients d’une absence de repères d’ordre culturel. C’est ce malaise qu’exploitent les gardes rouges du wokisme qui s’en prennent à l’héritage d’un passé qu’ils ignorent en grande partie. Il nous appartient de repérer les causes profondes de ce phénomène mais aussi de tout faire pour le combler.

Notre hypothèse est que ce fossé générationnel est un des effets du refus d’instruire le peuple et de transmettre la tradition humaniste et républicaine depuis les années 1980. Un sociologisme heureusement finissant a trop longtemps cautionné cette dégradation. Or, cette crise n’est pas une fatalité. Il nous appartient collectivement de réagir, en dehors de l’alarmisme opportuniste des bateleurs de l’extrême droite, comme c’est le cas quand il s’agit de dépasser la crise de l’école et de l’université. C’est ce courage dont firent preuve les contributions au colloque des 7 et 8 janvier 2022 à la Sorbonne [1]. À l’école, à l’université ou encore dans les médias : osons transmettre !

En effet, il est tentant de relier la violence relationnelle actuelle avec les défaillances de la transmission scolaire, universitaire et culturelle, sans oublier l’appauvrissement de la langue utilisée par les médias dominants, notamment les réseaux sociaux. Disons que, dans notre société qui joue le tout communicationnel, l’effort requis par la transmission est très difficile.

Mais la tâche est ardue car trop souvent nous confondons transmettre et communiquer. La distinction entre communication et transmission est difficile car transmettre suppose la formulation d’un paradoxe à surmonter si nous voulons combler le fossé générationnel noté auparavant.

Ce paradoxe peut se formuler ainsi. Pour transmettre il faut un effort de modestie : accepter l’héritage culturel mais aussi tout faire pour l’enseigner à la génération qui vient. Mais là encore, un courage politique est requis : osons dire que depuis les années 1970, avec la réforme Haby, mais aussi avec la loi sur l’école de 1989, les gouvernements successifs ont décidé que l’école n’apprendrait quasiment plus rien aux élèves. La « communauté éducative » remplaça la volonté d’instruire le peuple. Au point qu’en 2016, Valéry Giscard d’Estaing s’est vanté d’avoir rendu impossible un nouveau Mai 68 par la réforme Haby notamment.

La dévalorisation des savoirs, le jeunisme, le court-termisme des nouveaux médias ont accompagné et amplifié ces décisions politiques. La récente manipulation par Éric Zemmour de la notion d’instruction publique [2] accentue encore le trouble, faisant de la volonté d’instruire un idéal qui serait dépassé, comme si l’ignorance n’était plus considérée comme l’arme principale des tyrannies. La nature paradoxale de la transmission a donc été occultée au lieu d’être assumée et méditée.

Dès lors, que faire ?

Trois tâches attendent ceux qui désirent transmettre et ne pas laisser désœuvrées les jeunes générations : à la fois sans intégration par le travail, mais aussi, trop souvent, éloignées des chefs-d’œuvre de l’humanité. Comme le groupe sculptural Énée et Anchise du Bernin, qui constitue une véritable allégorie de la volonté de transmettre.

Première tâche. Se concentrer sur la nécessité de la nomination, en réaffirmant la toute-puissance émancipatrice de la normativité de la langue. Un repère culturel devient fondamental quand il est nommé avec clarté et pertinence. Toute transmission implique de bons matériaux, de bons outils, mais aussi de bons ouvriers et de bons architectes. Prenons au sérieux l’avertissement de Francis Ponge en 1951 : « Il est également légitime, actuellement, de penser que la meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage. » On le sent bien, aujourd’hui, le lexique républicain rationaliste et humaniste est à reconstituer presque en totalité.

Deuxième tâche. Redonner force et vigueur à l’argumentation rationnelle qui caractérise la démarche scientifique. Enseigner et chercher ne sont pas des activités militantes et nos étudiants ne sont pas des cobayes. Sachons rétablir la noblesse des controverses au sein desquelles les problèmes sont posés et débattus. Sur ce point, la méthodologie poppérienne de la falsifiabilité est à remettre en place, notamment dans le domaine des sciences sociales et dans les instances d’évaluation : toute démarche scientifique repose sur des hypothèses rigoureuses au sein d’une problématique bien identifiée grâce à des mots bien définis. Un laboratoire ou un centre de recherche, ne sont pas des chapelles ! L’incantation n’est pas une démonstration. Toute intimidation est à proscrire.

Troisième tâche. C’est sans doute la plus difficile : oser dire que transmettre, c’est accepter l’épreuve de l’admiration. La transmission est une école de modestie et de curiosité mais c’est pour mieux nous proposer une expérience de l’admirable. L’admiration répète l’original, mais en innovant, dans le souci de grandir ensemble. Méditons cette remarque du philosophe Alain : « C’est par l’admiration, mêlée au mouvement de conquérir, et par le respect, qui veut consentement heureux, il est annoncé, sans ambiguïté aucune, que tout bonheur dépend aussitôt du bonheur de l’autre. »

Pour mesurer la gravité de notre situation civilisationnelle voire politique, plus que des slogans qui pourraient sembler incantatoires, faisons nôtres les avertissements que nous lancent un Flaubert ou encore un Primo Levi, nous montrant de ce qu’il adviendrait de nous si la puissance émancipatrice de la transmission devait continuer à être méconnue ou encore impossible.

Flaubert qui, dans Bouvard et Pécuchet, ironise sur les ravages que causent ses deux personnages qui, prenant en otages deux enfants, s’improvisent « instituteurs » sans rien connaître de ce qu’ils prétendent « enseigner ». Au point que, dans une « séance de botanique », Flaubert a cette formule : « Ils inventèrent des noms de fleurs plutôt que de perdre leur prestige. » Songeons, d’autre part, à ces pages du chapitre XI de Si c’est un homme où Primo Levi déclare qu’il aurait donné sa soupe pour pouvoir retrouver un vers de Dante qu’il tenait à tout prix à transmettre à Pikolo, son jeune compagnon de misère à Auschwitz, désireux d’apprendre l’italien.

Nommer, argumenter, admirer seraient autant d’étapes capables de susciter à nouveau le désir de transmettre mais aussi de commencer à combler le fossé générationnel, noté initialement. Mais, soyons modestes, cette refondation de la transmission humaniste, universaliste et rationaliste ne saurait nous exempter d’un engagement effectif pour rendre notre société plus juste, notamment sur les plans politique et socio-économique. Condorcet et Gramsci au secours !"

Lire "Nommer, argumenter, admirer : ce que rétablir la transmission du savoir signifierait".


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