Revue de presse

"Appels anonymes, pressions associatives, débat impossible... Enquête sur la "cancel culture"" (lexpress.fr , 5 fév. 23)

6 février 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Les annulations de conférences ont, ces derniers mois, particulièrement concerné la question de la transidentité. Retour sur les coulisses de ces interventions empêchées.

Par Alix L’Hospital

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[...] Lundi 21 novembre 2022, à Lyon. Le service de midi a déjà commencé quand sonne le téléphone de La Plank des Gones, restaurant traditionnel situé au cœur de la capitale des Gaules. Sans doute une demande de réservation. Il faut dire que l’établissement a sa petite réputation. Ici, on cuisine des produits frais et régionaux, le bon vin y est servi généreusement et les matchs retransmis. Mais l’appel concerne une tout autre affaire : dans quatre jours, l’établissement doit accueillir le café-débat d’une association intitulée Regards de femmes qui privatise un espace pour cette occasion. "Au bout du fil, on nous traitait de tous les noms finissant en ’phobe’ et surtout ’d’accueillir des transphobes’", se souvient Philippe, l’un des gérants. L’échange, bref et confus, ne l’inquiète pas outre mesure, sans doute un canular. D’autant que Michèle Vianès, la présidente de Regards de femmes, est une habituée des lieux : une fois par mois, elle y organise les cafés-débats de son association. Au point que les gérants n’ont même pas demandé qui étaient les invités.

A mesure que les plats défilent sur les tables, la sonnerie du téléphone retentit encore et encore. Au bout d’une dizaine d’appels, tous au même sujet, les gérants se décident à joindre Michèle Vianès. Qui est ce fameux invité si problématique ? Il s’agit de Caroline Eliacheff. La pédopsychiatre et psychanalyste, cofondatrice de l’Observatoire de la petite sirène avec la psychanalyste Céline Masson, est invitée à présenter le livre qu’elles ont coécrit, intitulé La Fabrique de l’enfant transgenre dans lequel elles abordent ce qu’elles nomment "les dérives du transgenrisme" chez les mineurs. Un propos jugé "transphobe" par un certain nombre d’associations, qui ont déjà perturbé voire obtenu l’annulation de leur venue à Genève, Lille et Paris. Pour les gérants, la question est tranchée : en tant que commerçants, leur établissement est "ouvert à tous" et ils n’annuleront pas.

Le mardi, les comptes Twitter et Instagram de La Plank des Gones sont inondés de messages appelant à l’annulation de l’événement sous peine de représailles. Même le compte Google du restaurant, qui recense les avis des clients sur la qualité de leur repas reçoit subitement de piètres notations sans la moindre explication. Et puis la cadence des appels s’intensifie. Peut-être une trentaine, se rappelle le gérant, particulièrement échaudé par l’un d’eux :
– Bonjour, j’ai appelé tout à l’heure on m’a dit de rappeler à 15 heures pour avoir un responsable au téléphone.
– Oui, c’est moi Madame.
– Parfait, ce n’est pas "Madame", je l’ai déjà signalé à votre collègue. Je vous appelle par rapport à un événement que vous organisez le 24 novembre avec l’association Regards de femmes qui est une association éminemment transphobe, raciste et islamophobe […] [et] animé par Caroline Eliacheff, qui est également transphobe et bien reconnue. C’est un événement qui a été annulé dans d’autres villes en France, notamment à Lille donc je me demande quelle est votre position pour le maintenir ?
Le gérant s’emmêle. "Ça ne me concerne pas", finit-il par lâcher la voix serrée.
"Entre l’année 2021 et 2022, il y a eu plus de 400 morts dus à des meurtres transphobes ou à des suicides dus à du harcèlement transphobe. Continuer à perpétrer cette parole-là c’est continuer à risquer la vie de personnes trans", lui oppose, à un débit cadencé, son contradicteur. Réponse du commerçant : "Je ne sais pas de quoi vous me parlez… Je suis restaurateur, je n’ai aucune position politique ou idéologique, je fais juste mon travail." La discussion dure encore plusieurs minutes. Mais la personne au bout du fil n’en reste pas là. A sa communauté Instagram, à laquelle elle fait un résumé exhaustif de la conversation, elle ajoute qu’ "il est possible de réserver des places […] pour remplir l’événement (sans s’y rendre, ou pour s’y rendre et créer un public qui refuse cette transphobie), ou appeler le bar pour leur signaler que l’événement est super transphobe".

Au sein des associations locales de lutte contre les discriminations, la nouvelle a fait son chemin. Sur son compte Twitter, le Front de lutte pour une écologie décoloniale, collectif en non-mixité "entre non-Blancs" basé à Lyon, lance un appel à rassemblement contre "la conférence transphobe" pour "faire un maximum de zbeul [NDLR : de bordel] contre les TERFs [NDLR : acronyme désignant une féministe radicale excluant les personnes trans] et autres fachos". Le Groupe antifa de Lyon relaie. La machine est lancée.

Les restaurateurs décommandent l’événement vingt-quatre heures avant la date convenue, inquiétés par l’ampleur du dispositif de sécurité que les services de police leur annonçaient pour le jour J. "Ce restaurant, c’est notre outil de travail. On connaît tout le monde dans le quartier, et puis vis-à-vis de nos autres clients, ça n’était plus tenable", explique Candice, l’autre gérante du restaurant. Le jeudi 24 novembre au soir, le restaurant est fermé à titre préventif. Sur leurs caméras, les gérants observent avec stupeur la scène qui se joue devant l’établissement désert. "Une trentaine de personnes faisaient le pied de grue alors que tout était éteint", raconte Philippe. La conférence a finalement pu se tenir dans un autre lieu, resté secret jusqu’à la dernière minute.

Pour bon nombre des détracteurs des deux conférencières Caroline Eliacheff et Céline Masson, c’est la mairie de Paris qui a apporté une légitimité à leurs demandes d’annulation. Organisé par la Wizo, une association s’intéressant aux problématiques de l’enfance en Israël et dans le monde, un colloque pour la Journée internationale des droits de l’enfant a été déprogrammé en amont par la mairie de Paris-Centre. Dans un tweet daté du 14 novembre, celle-ci disait avoir "été alertée sur la participation de chercheurs aux positions controversées à un événement d’une association à qui elle prêtait une salle". Soit Caroline Eliacheff et Céline Masson.

Du côté des soutiens des psys, on pense que la mairie de Paris-Centre aurait été mise au courant d’un signalement au procureur de la République contre l’Observatoire de la petite sirène, qui était alors entre les mains de la Délégation Interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBT (Dilcrah). La nouvelle n’a été annoncée publiquement que le 9 décembre, mais l’un des membres de la Dilcrah, Yohann Roszéwitch, se trouve être également adjoint à la mairie de Paris-Centre. "Me concernant, je me suis seulement exprimé sur le fond de leur propos et notamment concernant leur livre. Ce qui a suffi, à mon sens, à faire bondir l’ensemble des élus !" certifie aujourd’hui Yohann Roszéwitch. L’adjoint insiste sur le fait qu’il ne s’agirait pas là d’une "annulation". "Nous n’avons jamais été au courant de la liste des invités, ni du programme. Une mairie n’a d’ailleurs aucunement l’obligation de recevoir ceux qui en font la demande." Mais dans une lettre ouverte publiée le 26 novembre par Le Point, le collectif Vigilance Université (collectif national rassemblant 300 universitaires d’une soixantaine d’universités) a tancé une "annulation" décidée "sous la pression d’activistes", ce que nie Yohann Roszéwitch.

A Lille, ce sont les élus écologistes qui ont interpellé la maire socialiste Martine Aubry, afin que cette dernière réprouve la présence de Caroline Eliacheff à une table ronde organisée à la médiathèque Jean-Lévy, le 17 novembre. "Un de mes collègues avait été alerté par des associations. Ce qui nous a amenés à regarder aussi de façon attentive l’ensemble du programme", explique Stéphane Baly, élu EELV de l’opposition. Du côté de l’association nationale de défense des droits des personnes trans OUTrans, on affirme même avoir été "contacté par les élus écologistes de Lille qui cherchaient des arguments en vue du courrier qu’ils comptaient envoyer à Martine Aubry concernant l’annulation de la conférence lilloise". Peine perdue, si l’on en croit le silence de la maire de Lille. Cela n’a pas empêché une association lilloise de défense des droits LGBT, J’en suis, j’y reste, d’organiser un rassemblement devant la médiathèque accueillant l’événement. Face au chahut des activistes, la pédopsychiatre Caroline Eliacheff n’a pu s’exprimer, et les organisateurs ont été obligés d’interrompre la conférence.

Outre Lille et Paris, l’association OUTrans affirme à L’Express être intervenue dans un autre cas. Celui d’un colloque programmé le 25 novembre par la Maison des adolescents des Hauts de Seine (92), dont les financements proviennent pour partie de l’agence régionale de santé (ARS). "L’association comptait inviter des membres de l’Observatoire de la petite sirène. Mais aucun médecin prenant en charge réellement des personnes trans et aucune personne trans n’avaient été conviés." OUTrans joint alors l’ARS, un établissement public, pour "signaler" la situation. "Ils nous soutiennent sur un ensemble de projets que nous menons en partenariat. Ils ne pouvaient pas permettre ce type d’interventions dans un lieu dont ils sont aussi partenaires financiers. L’ARS a immédiatement envoyé un courrier à la Maison des adolescents pour leur signifier que cette conférence ne pouvait se tenir telle que prévue", confie l’association. Contactée, la présidente de la Maison des adolescents assure elle n’avoir subi aucune pression de la part de l’ARS, et certifie avoir annulé l’événement de son plein gré. "La journée n’avait pas été suffisamment préparée pour qu’un débat scientifique serein puisse se tenir dans un contexte extrêmement polémique avec en particulier la plainte de la Dilcrah contre l’Observatoire de la petite sirène", explique-t-elle.

Michèle Vianès est une petite dame souriante que l’on ne veut pas mettre en colère. Première marraine de l’association Ni putes ni soumises à ses débuts, cette féministe spécialiste des questions d’égalité hommes-femmes nourrit la réputation de "ne rien lâcher", quitte à se faire des ennemis. Après la première annulation, elle avait maintenu la conférence lyonnaise de Caroline Eliacheff, certes chaperonnée par deux cars de police. La présidente de l’association Regards de femmes s’était d’ailleurs promis qu’elle n’en resterait pas là.

Lundi 30 janvier, dans le paisible XVe arrondissement de Paris, Michèle Vianès affiche une mine ravie en saluant les premiers arrivants, perchée sur ses talons qui claquent. Le centre culturel du Patronage laïque reçoit une nouvelle conférence de Caroline Eliacheff et Céline Masson, organisée sous la houlette de Regards de femmes, avec Libres Mariannes et la Ligue internationale du droit des femmes. Alors que la salle se remplit de moitié avec une majorité de brushing grisonnants, l’atmosphère reste étonnamment calme. "Où sont les activistes ?" s’interroge sur le ton de la blague un membre du public. Encore eut-il fallu avoir eu vent de la nouvelle…

Trahissant ses habitudes, l’association Regards de femmes a discrètement annoncé l’événement sur son site et auprès de ses fidèles, en se gardant bien d’en faire la publicité sur ses réseaux sociaux. Sur les écrans qui habillent les baies vitrées du Patronage laïque, rien non plus dans la programmation ne pouvait laisser penser qu’un tel événement aurait lieu ce jour. La prochaine conférence était annoncée le 1er février. Et si d’aventure la nouvelle avait fuité, Michèle Vianès a pris ses dispositions. Dans la salle, pas moins de cinq agents de sécurité gardent les issues de secours. Le prix d’une conférence apaisée dans la France de 2023 ?

Il faut dire que la méthode a fait ses preuves. A Issy-Les Moulineaux, pas une échauffourée n’était venue émailler la conférence de Caroline Eliacheff à l’espace Andrée-Chedid, le 13 décembre. Pourtant, des mails de dénonciation avaient été envoyés. Comme à Genève, Lille, Paris et Lyon, la partie semblait jouée. C’était sans compter les mesures prises par Bruno Jarry, responsable de l’association organisatrice, qui avait pris soin de "vérifier les identités des inscrits et mis en place un dispositif de sécurité".

Le 30 janvier aussi, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont pu aller au bout de leur propos. Mais le revers de ce succès, c’est l’homogénéité patente de l’assemblée. Ne faut-il pas regretter qu’un tel événement ne soit désormais réservé qu’à un public acquis ? A Lille déjà, faute de pouvoir distinguer militants déterminés à en découdre et public curieux, les organisateurs avaient été contraints de refuser l’entrée à certaines personnes sur la seule base de leur instinct. Ce fut le cas de Léo*, jeune étudiant en sciences politiques, venu assister à la conférence pour "entendre ce qu’elles avaient à dire, sans a priori". Refoulé sans plus d’explications, alors qu’un petit groupe de personnes âgées avait été autorisé à entrer devant lui. "Ils ont sans doute pensé que je faisais partie des agitateurs au vu de mon âge", gage-t-il. Voilà les annulés à leur tour censeurs.

Comment en sommes-nous arrivés-là ? [...] "Je distingue la dysphorie de genre de ce que j’ai appelé l’utopie de genre d’adolescents en quête d’identité, qui s’identifient trans sur les réseaux sociaux, et sont parfois endoctrinés par des influenceurs suivis par un grand nombre d’abonnés", argumente Céline Masson. "Honnêtement, on ne comprend pas pourquoi les militants nous en veulent autant, ajoute de son côté Caroline Eliacheff. Nous ne parlons pas des mêmes sujets. Nous voulons ouvrir un débat scientifique, quand les militants sont persuadés que nous remettons en cause leurs droits et leur existence. Il va de soi que ça n’est pas le cas."

Pourtant, des dialogues ont pu émerger. Le 17 juin dernier, à l’université Toulouse Jean-Jaurès, une conférence sur le thème "Quand les ados nous parlent de genre : que nous disent-ils ?" s’adressait aux psychologues, psychiatres et psychanalystes. Elle a très mal commencé. Dès les propos introductifs, l’amphithéâtre se met à bouillonner. Banderoles, mégaphone, slogans… Les invités, le psychiatre Alexandre Beine et son confrère psychologue Alain Rozenberg, sont encerclés. Tandis que le premier s’approche de la porte d’entrée, un militant lui arrache ses feuilles. "Pas avec nous, contre nous", scandent les autres.

Déterminés à poursuivre, les organisateurs réunissent un petit groupe de personnes et rejoignent discrètement une autre salle, pour tenter de reprendre à l’abri du vacarme. Au sein de ce public confidentiel se trouvent deux psychologues membres de l’Association pour le soin queer et féministe (ASQF). Contre toute attente, un dialogue finit par s’engager entre les intervenants et les deux membres de l’ASQF. "Certains passages de vos travaux sont transphobes", reprochent-ils à Alexandre Beine. Ce dernier prend alors le temps d’expliquer le sens du passage qui lui était reproché en le replaçant dans son contexte. "Ils sont restés là, un peu confits, mais à l’écoute lorsqu’ils ont compris mon point de vue", se souvient le psychiatre. Quant à l’association, elle nous décrit "un échange riche et très intéressant avec les deux invités-intervenants pendant près d’une heure et demie". Il y a encore de l’espoir."



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