Revue de presse

"Affaire Dreyfus : quand la République unifiait une France divisée par les préjugés" (Marianne, 18 jan. 19)

29 janvier 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’épisode de l’affaire Dreyfus trace une ligne de partage entre deux France, l’une cléricale, conservatrice et antisémite, l’autre républicaine, progressiste et protectrice des minorités. Or, Clemenceau et Zola n’ont pas pris la défense de Dreyfus parce qu’il était juif, mais parce qu’il était innocent. Pour eux, il n’y avait pas deux France, mais une seule République, fondée sur la justice.

Quand on connaît la fin du film, la distribution des rôles coule de source. Pourtant…

Pourquoi Clemenceau, l’implacable jacobin, a-t-il épousé la cause d’Alfred Dreyfus et Henri Rochefort, l’insoumis, le « pirate », l’ex-communard, a-t-il basculé piteusement dans l’insanité antisémite et l’acharnement contre un innocent ? Pourquoi Jules Guesde, le socialiste sans peur, a-t-il, comme Ponce Pilate, refusé de se mouiller, en alléguant que « la cause dreyfusarde ne concernait en rien la classe ouvrière » !

Comme tous les grands séismes - de la Révolution à l’épopée de la France libre -, l’Affaire va chambouler nombre d’a priori et de classifications réconfortantes. La plus fallacieuse des opérations de l’esprit est de calculer d’avance la réaction d’un homme face à un événement réellement imprévu. Tout juste peut-on dire que, chez les Clemenceau, on exècre les tièdes. Lorsque Sophie, sa sœur, surprend son époux au lit avec leur bonne, elle le révolvérise dans l’instant !

Le chemin de croix de Dreyfus débute alors même que l’ex-maire de Montmartre est assailli par une nuée d’ennemis. Ces faux témoins l’accusent en vrac d’être « l’agent rémunéré » de l’Angleterre, de piétiner les convenances et de s’être enrichi grâce au scandale de Panama où des milliers d’épargnants ont été spoliés. A 52 ans, le foudroyant « tombeur de ministères », tout juste répudié par ses électeurs du Var, touche le fond. La meute fait chorus pour lui régler son compte. Les bonapartistes n’oublient pas ses saillies meurtrières contre Napoléon III. Les cléricaux exècrent ce dandy, amateur de femmes, qui affiche sans honte son athéisme. Les républicains, adeptes des conquêtes coloniales, lui tiennent rancune de ses railleries. « J’ai été trahi dans mes amitiés, lâché par mon parti. Mon journal, la Justice, a fermé ses bureaux. Mes créanciers m’assaillent. Je suis criblé de dettes et je n’ai plus rien ! » enrage ce duelliste incorrigible jamais lassé d’en découdre. Cette descente aux enfers va l’inciter à faire cause commune avec un obscur capitaine alsacien accablé, comme lui, par le sort. On n’en est pas là.

Le Tigre fait volte-face

Ejecté de la politique, le futur Tigre accueille d’abord la condamnation du supposé « traître » comme un châtiment mérité. « Si, dans l’échelle des sanctions, la peine de mort est l’ultime degré, il me semble, écrit-il, qu’elle doit être réservée pour le plus grand des crimes qui est, à n’en pas douter, la trahison. » Le doux Jaurès lui-même dénonce la « mansuétude » du tribunal militaire. « Alors même, s’indigne-t-il, qu’un simple soldat vient d’être condamné à mort pour avoir giflé un supérieur. » Il est vrai que, dans cette France travaillée par l’espionnite, la surenchère antisémite et avide de laver l’affront de la défaite, le « cas » Dreyfus paraît désespéré. Les faits l’accablent, du moins dans la version perfide et frauduleuse distillée par ses supérieurs.

Rappelons brièvement les faits : la femme de ménage chargée d’épousseter le bureau de l’attaché militaire allemand à Paris a, en effet, découvert dans sa corbeille à papiers un « bordereau » dont le mystérieux auteur lui promet d’envoyer les plans du nouveau modèle de frein du canon de 75, fleuron ultrasecret de l’artillerie française. Dans un premier temps, les avocats de Dreyfus se limitent strictement à son cercle familial et à la poignée de journalistes de la Revue blanche, tels que Léon Blum et l’inclassable Bernard Lazare. Deux exceptions dans la bourgeoisie juive « qui craint, explique le premier, d’être taxée, si elle s’engage, de parti pris communautaire ».

Jusqu’au tréfonds de son calvaire, ce cœur simple affiche, au contraire, sa foi tricolore ; pas une seconde il ne doute que l’armée lui veut du bien et qu’elle le tirera tôt ou tard de son bagne.

Plus tard viendront Emile Zola, Charles Péguy, Jules Renard et Anatole France, des esprits libres écœurés par ce qui ressemble déjà à un lynchage légal. Clemenceau et Jaurès se résignent donc d’abord à l’énormité d’une sentence fondée sur ce douteux bordereau, attribué à Dreyfus, mais dont l’authenticité est d’entrée de jeu contestée par les graphologues.
Pour l’état-major, la cause est entendue : parce que juif, l’officier alsacien en est l’auteur, même si les mobiles de son crime sont pour le moins insaisissables. L’argent ? Il n’est pas joueur et sa famille est prospère. Une germanophilie inavouée ? Un peu comme ces relégués du goulag qui voulaient croire, au cœur de la nuit totalitaire, que Staline ne savait pas… Heureusement, Clemenceau n’est pas homme à s’incliner devant « l’autorité de la chose jugée », surtout par des militaires siégeant à huis clos.

Le sabre et le goupillon, toujours

Enfin désabusé, il crible bientôt de ses flèches, dans ses articles de l’Aurore, l’inanité des argumentations de l’état-major. « Je n’ai point le mérite, écrit-il, d’avoir dès le premier jour pressenti l’iniquité. » Mais le condamné est juif et le goupillon se cache, comme toujours, derrière le sabre, pour ameuter les foules contre ses coreligionnaires. Aujourd’hui, les juifs, demain les protestants, en attendant le tour des athées ! De fait, « une vague odeur de Saint-Barthélemy et de coup d’Etat flotte dans l’air », résumera, plus tard, le journaliste Joseph Reinach dans son Histoire de l’affaire Dreyfus. Dans la Croix, revenue depuis à des sentiments plus évangéliques, un certain abbé Cros, forcené bénisseur de l’antisémitisme, « souhaite, écrit-il, se confectionner une descente de lit en peau de youpin, pour pouvoir la piétiner chaque soir » !

Dans sa croisade pour la révision du procès, Clemenceau est, il est vrai, aidé par l’incroyable accumulation de bourdes de ses ennemis : d’abord, pourquoi les supérieurs de Dreyfus couvrent-ils avec un tel zèle Esterhazy, le véritable traître, maître chanteur notoire, noceur invétéré et agent rétribué de l’ambassade d’Allemagne ? Une machination qui tourne court lorsque le colonel Picquart, le « héros » de l’Affaire, s’avise de l’énormité de la supercherie.

Insensible aux menaces, ce noble cœur s’acharne, ce qui lui vaut d’être incarcéré pour « divulgation de secrets militaires ». Mis en joue par Clemenceau, l’état-major se retranche derrière de prétendues « preuves irréfutables » de l’ignominie du condamné. Tellement accablantes qu’il est incapable d’en produire aucune. Piégés par leurs propres manigances, les faussaires galonnés s’essaient alors à la confection de « preuves » bâclées où ils tentent de reproduire l’écriture de Dreyfus…

Mal vu ! Zola entre en scène, il ne défend pas, son manifeste s’intitule « J’accuse ! » et s’adresse directement au général Mercier, ministre de la Guerre, et à Félix Faure, président de la République. Autrement dit, l’accusation change de camp, il s’agit désormais de démasquer les faussaires et de dénoncer la lâcheté du ministre et du président, qui acceptent un jugement inique par peur de l’armée et de l’opinion. Mais surtout : il n’y a pas d’intouchables dans la République, ni de corps sacrés. Les officiers, l’armée elle-même, doivent répondre devant la nation.

Le Parlement s’émeut et, surtout, le commandant Henry, falsificateur récidiviste, se tranche la gorge lorsqu’il s’avise que ses chefs, si le vent tourne, l’abandonneront à son sort. Gagnée par la panique, la presse antisémite tente de bâtir la fable d’un faux « patriotique » et publie - comble du grotesque -une lettre de Guillaume II où le Kaiser exigerait que « cette canaille de Dreyfus livre les documents qu’il a promis »… A chaque fois, Clemenceau, au meilleur de sa hargne, pourfend les escrocs médaillés, la pleutrerie du Parlement et la couardise du pitoyable Félix Faure.

"Défendre la France"

De 1894 à 1901, il consacre à l’Affaire 665 articles dans l’Aurore. « Vous défendre, écrit-il à Dreyfus, c’est défendre la France ! » Mais ses relations avec le proscrit s’aigrissent lorsque ce dernier accepte du fond de sa geôle l’éventualité d’une rémission. Après quatre ans d’enfer, comment lui donner tort, même si l’arrangement que les juges lui jettent comme un os à ronger est, de fait, absurde. Rejugé à Rennes, Dreyfus est de nouveau condamné pour trahison, tout en bénéficiant, pour adoucir la sentence, de mystérieuses « circonstances atténuantes ».

Un arrêt inepte qui vise d’abord à calmer le jeu, car l’Affaire menace de tourner à la déconfiture intégrale de l’état-major. Reste que, après quatre ans d’enfer, le martyr de l’île du Diable est à bout de forces. Son frère Mathieu et sa femme Lucie supplient Clemenceau d’accepter cette « concession » bancale pour que le mort-vivant soit rapatrié au plus vite. « Après avoir soulevé tout un peuple, il serait immoral, rétorque le Tigre, d’inviter Dreyfus à rentrer chez lui ! On sacrifierait ainsi à un intérêt particulier la cause des opprimés. »

Curieusement, Jaurès approuve dans un premier temps cette mortelle intransigeance. Après d’âpres discussions, tout le monde finit par convenir que la réhabilitation pleine et entière de Dreyfus serait trop cher payée s’il expire, exténué d’amertume, dans cette île maudite. Il faudra attendre encore six ans pour que Dreyfus soit solennellement réintégré dans son grade et décoré, à titre consolatoire, de la Légion d’honneur…

Au moins l’Affaire avait-elle réussi à enraciner la République en obligeant ses ennemis étoilés ou ensoutanés à se découvrir. Charles Maurras, lui-même, en fait l’aveu lorsqu’il déclare, en 1945, après sa condamnation pour collaboration : « C’est là la revanche de Dreyfus ! » Eperdument conforme et militaire dans l’âme, ce dernier s’excusera jusqu’au bout d’avoir déchaîné à son corps défendant un pareil torrent de passions. « Je n’étais qu’un modeste capitaine d’artillerie qu’une tragique erreur a empêché de suivre son chemin », euphémisait-il encore peu avant sa mort, en 1935. Pas rancunier, le capitaine…

Eric Dior"

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