Revue de presse

A. Teyssier : La fin du concours de Sciences Po, la liquidation d’un héritage du Conseil national de la Résistance (Le Figaro, 2 juil. 19)

Arnaud Teyssier, ancien élève de l’ENS et de l’ENA, haut fonctionnaire et historien, auteur de "De Gaulle, 1969. L’autre révolution" (Perrin). 2 août 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"« Dans la société, c’est la raison qui plie la première. » Il faudrait un La Bruyère pour décrire les mœurs de ce siècle. Sciences Po, l’un de nos grands établissements publics d’enseignement sous tutelle de l’État, vient de jeter aux orties l’une des rares garanties, si imparfaite soit-elle, qu’offrait le système du concours face aux risques croissants de reproduction sociale. Le « parcours » plutôt que le concours. Pourtant… « tout droit reconnu au mérite est une chance retirée à la faveur », pouvait écrire un grand quotidien en 1848, au moment où s’engageait le long combat pour la promotion du concours dans une France qui avait reçu en héritage de la Révolution l’« égalité d’espérance » (Sieyès).

Ce combat devait durer cent ans. Il fut - du moins le croyait-on - pleinement gagné en 1945, sous l’impulsion du Conseil national de la Résistance (CNR) et par l’action personnelle de Charles de Gaulle et Michel Debré - qui ne passaient pas ainsi, contrairement à une légende tenace, un compromis avec le Parti communiste, mais entendaient plutôt refonder la démocratie sur des bases solides et apporter au recrutement des élites publiques la réforme intellectuelle et morale dont la guerre avait montré une fois de plus la nécessité.

L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen - « tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » - allait enfin entrer dans les faits. Car ne nous y trompons pas. Même si, depuis un certain nombre d’années, la Rue Saint-Guillaume se réclame ouvertement du « modèle anglo-saxon », ce sont bien les grandes écoles publiques qui, à travers elle, sont désormais dans la ligne de mire.

L’ENA est première visée, car Sciences Po, même si sa prépa ne fournit plus, chaque année, qu’un quart de ses élèves, reste son antichambre symbolique. Mais toutes sont menacées par cette réforme prétendument « disruptive », censée défier les conservatismes les plus obtus. En fait de modernité et de diversité, l’école créée en 1872 par Émile Boutmy vient de faire un formidable bond en arrière. Et il paraîtrait que les IEP de province, Bordeaux en tête, vont lui emboîter le pas…

Car que dirait Georges Pompidou, dont on parle tant ces jours-ci ? Ce grand homme d’État, illustration de la méritocratie républicaine, vaut infiniment mieux que les recherches en paternité politique dont il semble subitement devenu l’objet. Lorsque, en décembre 1972, il vint prononcer un important discours rue Saint-Guillaume pour le centenaire de « Sciences Po », il rappela qu’il y était arrivé, jeune étudiant des années 1930, pétri de tous les préjugés d’un normalien. « Nous estimions, rue d’Ulm, être dans le sanctuaire du travail, de la vraie culture et des fils du peuple. Nous considérions la Rue Saint-Guillaume comme celui de la bourgeoisie, de la superficialité et du farniente. » Il découvrit, une fois élève, que cette réalité était quelque peu exagérée.

Quand il y revint comme enseignant après la guerre, l’École libre des sciences politiques était devenue l’Institut d’études politiques de Paris et - avec les autres instituts de même nature créés en province - l’un des fers de lance du grand mouvement de rénovation administrative porté par le gouvernement de la Libération. Même si Sciences Po devait garder par la suite une réputation assez « bourgeoise » et parisienne - bien qu’elle drainât en réalité vers elle beaucoup de jeunes provinciaux -, elle fortifia vite sa réputation nouvelle par l’excellence de son recrutement, garantie par un concours d’entrée, et par la qualité de ses enseignements qui faisaient une large place à l’histoire, à la culture générale et aux grandes matières du service public (droit, économie, finances publiques). Comme le dira encore Georges Pompidou, on y était porté par la passion de la politique - mais la « politique au sens le plus élevé et le plus large du terme, qui englobe l’étude des sociétés, des économies, des institutions, des rapports internationaux, mais aussi de l’homme ».

Il faut dire qu’au cours des quinze dernières années, Sciences Po a pris une voie quelque peu divergente : l’interaction entre le service public et le monde de l’entreprise en a toujours été la marque, mais un certain équilibre était respecté. Le côté « business school » a pris une ampleur croissante, les filières d’accès se sont multipliées, et le concours d’entrée en première année, particulièrement exigeant, a été rogné, modifié par touches successives pour faire de plus en plus de place au « dossier » et au « parcours ». Mais subsistait tout de même, au moins pour une partie des impétrants, l’écrit, avec cette vertu irremplaçable : l’anonymat.

Comme le rappelait récemment dans Le Monde le sociologue Pierre Merle, « à l’oral, où le jury évalue un candidat qui se met en scène physiquement, des critères implicites influencent grandement le jugement des évaluateurs ». Ils tiennent à la posture corporelle, à la façon de s’exprimer, au style vestimentaire, le tout favorisant « des pratiques et des codes socialement plus présents dans les catégories les plus aisées ». D’ailleurs, dans les grands concours de recrutement public, dont l’ENA est le prototype, l’oral n’a cessé de prendre de l’importance au fil des ans, et le fameux « parcours » avec lui : on soupèse le nombre et l’intérêt des stages accomplis, on essaie de jauger, à partir de mises en situation ou de méthodes inspirées des écoles de commerce, la capacité « managériale » de très jeunes gens, et même leur « team spirit ». C’est un exercice périlleux pour l’égalité des chances, mais il peut se justifier parce qu’il vient après des écrits particulièrement difficiles et parce que l’on recrute des hauts fonctionnaires - et que l’on peut donc vouloir cibler des personnalités, des profils, pour le plus grand intérêt du service public…

Mais pour l’entrée à Sciences Po ? C’est imposer bien en amont le « parcours », cet atout maître des « héritiers », contre l’académisme honni, cet académisme si résiduel qui, avec l’histoire et la culture générale, est le dernier rempart des candidats socialement les plus modestes - ceux qui utilisent les seules armes qu’on leur a laissées pour exprimer en toute équité leur « potentiel » : le travail, l’étude, l’effort, la réflexion personnelle… Bien sûr, on fera un peu de discrimination positive - on sait pourtant à quels abus et à quels détournements le système de la filière ZEP (les conventions d’éducation prioritaire) de Sciences Po a déjà conduit, de l’aveu même de l’école. Mais ce ne sera, comme toujours, qu’un alibi voué à soulager les consciences de tous ceux qui voient et qui se taisent.

Il n’est pas sûr que les grandes institutions étrangères, élitistes en diable, soient dupes de cette mystification - elles craindront peut-être, qui sait, le retour « de la superficialité et du farniente »… Mais qu’importe : nous assistons à une stratégie - instinctive ? délibérée ? - d’une partie de nos élites pour finalement mieux contrôler leur reproduction sociale et lever les derniers obstacles que l’« ancien monde » leur opposait. Denis Kessler, l’une des figures alors les plus en vue du Medef, ne l’annonçait-il pas il y a une douzaine années avec une honnêteté exemplaire : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » ?

Mission accomplie."

Lire "Sciences Po : le « parcours » plutôt que le concours, un bond en arrière pour la méritocratie".



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