Revue de presse

"À Strasbourg, le pouvoir turc tisse sa toile" (Le Journal du dimanche, 7 fév. 21)

9 février 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Écoles privées, mosquées, consulat XXL… Les réseaux proches d’Erdogan, le président de Turquie, ont investi plusieurs quartiers de Strasbourg et tentent d’influer sur la politique locale.

Par Emmanuelle Souffi

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Les jeunes le surnomment "HTP" ou "PierHot". En quelques années, le quartier populaire de Hautepierre, à l’ouest du centre historique de ­Strasbourg, a changé de visage : il est devenu l’un des lieux symboliques de l’implantation turque en terre alsacienne. L’ancien centre de formation de la Poste accueille depuis 2015 le groupe scolaire Yunus-Emre, premier établissement musulman privé de la région ; 122 ­collégiens et 83 lycéens y suivent le programme de l’Éducation nationale, enrichi d’enseignements religieux, d’éthique et de culture musulmanes. Le taux de réussite au bac y atteint 100% et 57 anciens élèves poursuivent leurs études à la faculté de Strasbourg.

"Comme pour d’autres religions, il y avait un réel besoin d’accompagnement dans un cadre familial et dans le respect des valeurs musulmanes, souligne Murat Ercan, le directeur. Les jeunes filles peuvent porter le voile si elles le souhaitent." Yunus-Emre dépend de la Ditib Strasbourg, qui représente la direction turque des affaires religieuses, la Diyanet. Cette structure, située à côté de l’établissement, a en quelques années grignoté du terrain. Une expansion totalement fortuite, selon Murat Ercan, également membre de la Ditib : "On réduit notre action à la ­Turquie ­d’Erdogan et on nous soupçonne d’être un instrument de soft power alors que ces considérations politiques sont à des années-lumière de nos préoccupations."

Dans le même ensemble, la Strasbourg Diyanet Akademi héberge des séminaires de travail rassemblant les autres Ditib de toute l’Europe. Les fonds tirés de cette activité permettent de financer des projets, comme la création d’une faculté libre de théologie, pour le moment suspendue. En attendant, fin décembre, Yunus-Emre a déposé au rectorat une demande d’autorisation de programme de formation d’imams en six ans, à partir de la classe de seconde.

Dans le sud de la ville, à la ­Meinau, c’est le mouvement islamiste turc Millî Görüs qui tisse sa toile. La gigantesque mosquée de style ottoman Eyyûb-Sultan - la plus grande d’Europe - devrait ouvrir ses portes d’ici à deux ans. Si le chantier, arrêté depuis l’été 2019 par manque de fonds (le budget frôle les 32 millions d’euros), reprend un jour. À quelques encablures, cette organisation, proche de l’idéologie des Frères musulmans, pilote depuis 2014 l’école privée Eyyûb-Sultan, qui vient d’inaugurer une classe de seconde. C’est aussi à la Meinau que l’AKP a créé en 2015 sa première antenne française.

Si Strasbourg apparaît aujourd’hui comme la tête de pont des intérêts turcs en France et qu’Ankara y a installé son - immense - consulat, ce n’est pas par hasard. Le régime du concordat y facilite les implantations religieuses. La capitale abrite le Conseil de l’Europe, cofondé par la Turquie qui continue d’y siéger. Surtout, près de 30.000 Turcs et Franco-Turcs vivent ici sur un total de 650.000 en France, soit la plus importante communauté de la ville. Pour les élus locaux, il est parfois difficile de ne pas céder aux pressions. "Il ne faut pas croire à ces hommes politiques qui fustigent l’islam de ­Turquie tout en lui tendant aussi la main, prévient Samim Akgönül, directeur du département d’études turques à l’université de Strasbourg. L’entrisme turc est réel et de plus en plus poussé. Mais il y a un réseau de résistants qui refusent d’être réduits à la turquité."

La mairie n’a versé aucune subvention, que ce soit pour la construction de la grande mosquée ou à la Ditib pour l’acquisition des terrains de Hautepierre (15 millions d’euros financés par des fonds privés turcs). Mais elle a toutefois permis le changement d’affectation du plan d’occupation des sols, et trouvé un arrangement avec l’hôtelier qui s’opposait à la vente. En 2010, après un conseil municipal houleux, un partenariat a été noué entre la commune et la ville de Kayseri, bastion conservateur d’où est originaire l’ancien leader de l’AKP et ex-chef de l’État turc Abdullah Gül. "La pression était très forte", se souvient l’un des participants.

Partisan de l’AKP, Saban Kiper est à l’époque conseiller municipal socialiste, recruté par Roland Ries, l’ancien maire de Strasbourg. Il est désormais chargé des relations publiques de la Ditib et membre du Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep). Cet organisme proche du pouvoir turc naît dans les années 1980 dans les quartiers populaires de Belfort, sous l’égide de Jean-Pierre Chevènement. Ces "grands frères" ont depuis investi plusieurs partis politiques, des Verts à la droite. "Une fois élus, ils ont mené une politique tellement favorable à Ankara qu’ils ont été écartés", souligne une source locale.

En 2015, plusieurs membres du Cojep avaient fondé le Parti Égalité et Justice (PEJ), autodissous depuis. Tête de liste aux législatives partielles de 2017, Murat Yozgat est un ancien cadre de l’AKP en Alsace et ex-responsable du développement de l’Union des démocrates turcs européens. Sati Arik, candidate suppléante dans la 2e circonscription du Bas-Rhin, est experte en relations internationales du Cojep International. Aux élections municipales de 2014, Tuncer Saglamer, également cadre du Cojep, conduisait la liste du mouvement citoyen de Strasbourg. Aucun d’entre eux n’avait été élu, mais leur liste enregistrait des scores à deux chiffres dans les zones ­défavorisées."

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