Revue de presse

A. Finkielkraut : "Je suis du côté de ceux qu’on appelle les ploucs contre les branchés" (lefigaro.fr/vox, 7 déc. 18)

Alain Finkielkraut, de l’Académie française, philosophe et écrivain. 8 décembre 2018

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Si le philosophe apporte son soutien à la France des oubliés, et se sent plus proche « des ploucs que des branchés », il s’insurge contre le « déchaînement de barbarie » qui a eu lieu samedi dernier et met en garde contre le danger des passions révolutionnaires. Contre une écologie technocratique, il en appelle à une écologie qui protège la beauté du monde abîmée par la mondialisation.

LE FIGARO MAGAZINE. - Vous avez, au début du mouvement, affirmé votre sympathie pour la France des « gilets jaunes ». Pourquoi ?

Alain FINKIELKRAUT. - La classe moyenne et les classes populaires vivent en France dans un double état d’insécurité économique et d’insécurité culturelle. Ces gens ordinaires ont été chassés des métropoles par les loyers prohibitifs et des banlieues parce qu’ils ont perdu la « guerre des yeux », comme dit Christophe Guilluy . D’autres, qui habitent depuis longtemps les villes moyennes, voient leurs commerces fermer du fait de la concurrence des grandes surfaces et leurs emplois détruits du fait de la désindustrialisation provoquée par la mondialisation. Celle-ci, qui devait signer l’apothéose de l’Occident, se transforme en défaite, au moins provisoire. Il n’y avait pas de place pour ce désarroi dans la sociologie officielle et il était frappé d’opprobre par l’opinion dite éclairée. On se souvient du rapport de Terra Nova de 2012, qui prônait une nouvelle coalition des diplômés, des jeunes, des minorités. Cette « France arc-en-ciel », tolérante, ouverte, solidaire et optimiste s’opposait à la France blafarde et geignarde du « c’était mieux avant ».

Les classes populaires n’étaient plus l’avant-garde de l’histoire. Elles avaient délaissé le camp du progrès pour celui du repli protectionniste et particulariste. Et voici que l’ancien monde fait de la résistance. Il sort de l’invisibilité. Il se rappelle, en mettant des gilets jaunes fluorescents, au bon souvenir de la start-up nation. Ce surgissement soudain, cette révolte des « somewhere » (les « gens de quelque part ») contre les « anywhere » (les « gens de partout ») m’a, en effet, ravi. J’aimais aussi la présence des femmes dans ce mouvement. Elle prouve que la France périphérique n’a rien à envier en matière de mixité à celle des métropoles. Bref, je suis du côté de ceux qu’on appelle les ploucs contre les branchés qui applaudissent à tout rompre la transformation des grandes œuvres du répertoire en prospectus pour l’accueil des migrants, ou le féminisme #MeToo par des metteurs en scène engagés, c’est-à-dire sans scrupule.

Pourquoi cette France oubliée resurgit-elle avec tant de violence aujourd’hui ?

On ne voyait pas cette France car on ne voyait que la diversité. Toutes les réserves de curiosité et de compassion de l’opinion progressiste étaient épuisées par les banlieues et les migrants. On se rend compte depuis quelques semaines que la France ne se résume pas aux grandes villes et aux quartiers difficiles. Au nom de l’ouverture, la diversité nous dissimulait l’existence d’une France majoritairement blanche qui n’est pas raciste pour un sou et qui a des fins de mois difficiles. L’extrême gauche, prise en défaut, veut désormais plaquer sur la révolte des « gilets jaunes » la grille de lecture dont elle s’était déjà servie pour excuser les émeutes des banlieues en 2005 , justifiant le recours à la violence sur les personnes et les biens au nom de la violence sociale. Tout comme Emmanuel Todd, qui a suggéré que la vraie violence était du côté du macronisme, qui mettait « hors d’état de vivre des gens modestes ». Il y a aussi, je crois, un phénomène de rattrapage éperdu de la part de médias, culpabilisés par leur aveuglement passé : les « gilets jaunes » n’étaient rien hier, aujourd’hui ils prennent toute la place.

Cette starisation rapide a un effet très corrupteur : passer de l’invisibilité au tapis rouge donne à certains « gilets jaunes » le sentiment que tout est possible. Certains ne mettent plus aucune limite à leurs revendications.

Cette crise de la reconnaissance est aussi une crise de la représentation. Le caractère purement horizontal de ce mouvement ne rend-il pas impossible tout débouché politique ?

Nos sociétés sont en proie à une crise de la confiance. Une grande partie des citoyens ne se sentent représentés ni par les politiques ni par les journalistes. Pendant longtemps, ceux-ci ont dépeint la France des « gilets jaunes » comme celle des beaufs , le repoussoir raciste d’une société tolérante et ouverte. Et ce refus de la représentation affecte le mouvement lui-même. Le désir d’être entendu va de pair avec le désaveu de tous les porte-parole. S’ils n’arrivent pas à dompter cette fureur d’horizontalité, ceux qui se targuent d’être le peuple et de parler d’une seule voix risquent de s’entre-dévorer. Dans ce mouvement fraternel, les hiérarchies sont refusées, le train-train quotidien est aboli, la solitude pavillonnaire est surmontée par le bonheur d’agir ensemble et l’ivresse de faire l’histoire. Mais cette fraternité a son revers : c’est ce que l’écrivain allemand Sebastian Haffner appelle « l’encamaradement ». Entraîné par la foule, on n’ose plus penser par soi-même. Lors du discours de Macron le 27 novembre, des « gilets jaunes » avaient décidé ne pas l’écouter mais de lire les réactions, sur les réseaux sociaux, d’autres « gilets jaunes ». Tous ont fait pareil, de peur d’être la risée de leurs camarades. L’encamaradement, c’est la contagion mimétique, et la surveillance de chacun par tous en guise de délibération collective.

La violence du mouvement, excitée par quelques intellectuels qui aiment à justifier le recours aux armes, vous inquiète-t-elle ?

Ce qui s’est passé samedi est horrible et ne mérite pas le beau nom d’insurrection. C’était un déchaînement de barbarie. Des voitures ont été incendiées, des magasins pillés, des policiers lynchés, des pompiers caillassés, l’Arc de triomphe profané. On ne s’attaquait pas au pouvoir, mais à la civilisation elle-même. Certains « gilets jaunes » ont protégé la flamme du Soldat inconnu, d’autres ont rejoint les vandales. Devant ce déferlement nihiliste, l’intelligence est prise en défaut. Le principe de raison échoue à en trouver la cause. Mais il ne s’agit pas aujourd’hui de comprendre ces phénomènes, il s’agit de les combattre. Cette tâche incombe à tous. Ceux des politiques et des « gilets jaunes » qui veulent remettre ça se déconsidèrent.

Le mouvement des « gilets jaunes » est parti de la hausse des taxes sur les carburants. L’écologie est-elle trop punitive et technocratique ?

Je crois que le gouvernement aurait dû annuler dès le début une taxe d’autant plus dérisoire que la France ne représente que 1 % de l’émission des gaz à effet de serre dans le monde. La cause écologique doit admettre certaines priorités. Quand on me dit que, pour assurer la transition énergétique, il faut élargir massivement le parc éolien , je suis atterré : les éoliennes rendent la terre visuellement inhabitable. Je pense avec Fabrice Nicolino que l’écologie a pour mission première de sauver ce qui reste de la beauté du monde.

En effet, un des aspects de la France des « gilets jaunes » qui passe sous les radars est celle de la beauté, qui n’est pas quantifiable. L’écologie devrait-elle s’atteler à la tâche de rendre la France périphérique, abîmée par la mondialisation, plus belle ?

Plus personne ne parle de la beauté du monde à part les poètes, mais ceux-ci sont en voie de disparition. C’est peut-être d’ailleurs la catastrophe inaperçue de l’Europe. Nous sommes saisis par la détresse de la France oubliée, mais on porte sur elle un regard encore trop superficiel. On évoque le pouvoir d’achat et les dépenses contraintes, qui sont de vrais problèmes. Mais on ne parle pas de l’enlaidissement de la France périphérique et de ses effets sur les vies concrètes. On ne parle pas de la tristesse de ces classes populaires qui n’ont pas perdu qu’un niveau de vie mais aussi le statut de référent culturel. Nicolas Mathieu, dans son roman Leurs enfants après eux, décrit très bien cet état d’ennui et de déclassement.

N’y a-t-il pas aujourd’hui un antiélitisme qui a remplacé la prolophobie d’antan ? Cette haine des élites n’est-elle pas dangereuse ?

La classe dominante, hors-sol, a failli. La bourgeoisie avait mauvaise conscience car elle était critiquée au nom des valeurs d’égalité qu’elle avait elle-même promues pour renverser l’ancienne aristocratie. Mais les privilégiés d’aujourd’hui jouent sur les deux tableaux : ils ont l’aisance matérielle et la supériorité morale que leur donnent leur ouverture d’esprit et l’apologie d’une hospitalité dont ils ne subissent pas les conséquences. Je n’ai pour cette élite autoproclamée aucune indulgence. Mais il y a un danger, en effet, dans l’antiélitisme. Lors de l’émission « La Grande Explication » sur LCI, un « gilet jaune », Maxime Nicolle, a planté son regard dans celui de la secrétaire d’Etat Emmanuelle Wargon, au demeurant très digne, en lui demandant combien elle gagnait. Cette attitude détestable témoigne du ressentiment qui existe dans la passion de l’égalité lorsqu’elle n’est pas accompagnée par des aspirations plus hautes. Voici ce qu’écrivait Charles Péguy dans De Jean Coste : « Par la fraternité nous sommes tenus d’arracher à la misère nos frères les hommes ; c’est un devoir préalable ; au contraire le devoir d’égalité est un devoir beaucoup moins pressant ; […] je ne puis parvenir à me passionner pour la question célèbre de savoir à qui reviendra, dans la cité future, les bouteilles de champagne, les chevaux rares, les châteaux de la vallée de la Loire ; j’espère qu’on s’arrangera toujours ; pourvu qu’il y ait vraiment une cité, c’est-à-dire pourvu qu’il n’y ait aucun homme qui soit banni de la cité, tenu en exil dans la misère économique. » Combattre la misère économique, mais aussi culturelle et esthétique, sans céder au ressentiment égalitaire, telle est la mission du politique."

Lire "Alain Finkielkraut : aux racines de la crise des « gilets jaunes »".


Voir aussi la rubrique "Gilets jaunes" (note du CLR).


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales