Revue de presse

A. Finkielkraut : "Ce qui m’est le plus vivement reproché, c’est mon refus opiniâtre de l’analogie avec les années 1930" (atlantico.fr, 24 nov. 13)

25 novembre 2013

"Le dernier livre d’Alain Finkielkraut, "L’identité malheureuse", figure en tête des ventes depuis plusieurs semaines mais a déclenché une virulente controverse médiatique. Pour Atlantico, l’essayiste répond aux critiques de ses détracteurs.

" [...] Je vois bien comment mes détracteurs vont intégrer ces réactions et le succès de mon livre à leur système. Si L’identité malheureuse se vend bien, c’est la preuve que la France se recroqueville et que les esprits se lepénisent. Mais la réalité est inverse : ce sont les vigilants qui vivent dans une bulle et comme tout le monde le voit, comme tout le monde le sait, leur "no pasaran" ne passe plus.

Aux "bien-pensants", vous opposez la phrase de Péguy : "Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est le plus difficile, voir ce que l’on voit". Si votre livre a suscité des réactions aussi violentes, est-ce justement parce que certains journalistes refusent de voir le réel ?

Je crois en effet que ce qui m’est le plus vivement reproché, c’est mon refus opiniâtre de l’analogie avec les années 1930. Nous ne vivons pas sous le régime de l’éternel retour. Or, en disant cela, il me semble que je déstabilise l’édifice idéologique de la gauche et je répands même une sorte de vent de panique. C’est la raison principale de la hargne dont je fais l’objet.

En 2002 est paru à mes yeux un livre capital : Les territoires perdus de la République. Ce livre écrit par des professeurs faisait apparaître la triste réalité des quartiers difficiles : misogynie, antisémitisme, francophobie. De cela, ni les journalistes, ni les sociologues n’avaient parlé. Il me semble que l’intelligentsia française aujourd’hui se divise en deux. Il y a ceux qui tiennent compte des territoires perdus de la République et ceux qui persistent à occulter ou au moins à édulcorer cette réalité et ceux-là font flèche de tout bois.

Il y a quelque jours des enfants à Angers ont accueilli Christiane Taubira, la garde des Sceaux, en agitant des bananes et en criant : "C’est pour qui les bananes, c’est pour la guenon !". Cet épisode a très légitimement fait scandale. Comment peut-on parler ainsi et quels sont les parents qui mettent des propos aussi infâmes dans la bouche de leurs enfants ? Le racisme existe malgré le discrédit scientifique, politique et moral dont il est frappé. Mais très vite, cette indignation est devenue complaisante et même jubilatoire. On est venu dans des pétitions, des articles en tout genre, à répéter sans cesse l’injure pour ce faire croire qu’elle était proférée de tous côtés. J’ai eu le sentiment que tous ces indignés, tous ces pétitionnaires, protestaient avec une étrange ivresse contre l’écho de leur propre parole. Et quand Minute, journal exsangue a titré, pour surseoir par le scandale à sa mort annoncée, que Christiane Taubira avait la banane, l’antiracisme officiel a repris la main.

Dans une tribune du Monde du 19 novembre, un historien de l’éducation Emmanuel Debono assénait premièrement que la parole raciste se libérait en France et deuxièmement que le racisme anti-blanc n’était qu’un mythe, qu’une construction dont on pouvait d’autant moins reconnaitre la validité qu’elle était élaborée et diffusée soit par des militants extrémistes de droite, soit par "une vulgaire actrice" : Véronique Genest, l’interprète de Julie Lescaut. Autrement dit, on couche l’actualité dans le lit des années noires et on coupe tout ce qui dépasse. Tout ce qui dépasse, c’est précisément l’antisémitisme des banlieues, l’injure "sale Français", les agressions dont sont victimes les professeurs, mais aussi les médecins, les pharmaciens, les infirmiers, les pompiers et enfin l’existence des hôpitaux sensibles à côté des collèges et des lycées sensibles. Tout cela est sans précédent et pour l’idéologie aujourd’hui en vigueur, il faut que le présent puisse être entièrement absorbé dans son précédent. Il faut que tout ce qui s’y passe puisse être ramené à la xénophobie, à ce que Bernard Henri Lévy appelait "l’idéologie française". La mauvaise conscience du politiquement correct ne tolère aucun écart à son expiation perpétuelle.

Si les critiques qui vous sont adressées relèvent bien souvent du procès d’intentions, toutes ne sont pas forcément malhonnêtes. En quoi votre livre aurait-il pu être mal compris ? Quel message vouliez-vous faire passer et y a-t-il des arguments que vous défendriez autrement aujourd’hui ?

Pour vous répondre, je m’abriterai derrière une citation de l’historien Ernest Renan :
"J’écris pour proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant aux personnes qui ont besoin dans l’intérêt de leurs croyances que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n’ai pas l’intention de modifier leur avis. Si cette opinion est nécessaire au repos de certaines personnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les désaviser."

Il existe en France un parti dévot. Les membres de ce parti ne m’auraient jamais pardonné mon livre, même si je lui avais donné un autre titre, même si j’avais pris pour l’écrire encore plus de précautions. J’ajoute que je n’ai pas rédigé ce livre sous le coup de la colère. Ce n’est pas un pamphlet. J’ai pesé mes mots et j’ai su à chaque page, à chaque ligne, qu’il me fallait tenir les deux bouts de la chaîne. Je devais poursuivre sans ménagement la critique du politiquement correct et combattre simultanément la tentation du politiquement abject. Je n’ai pas d’autre message que le désir de penser mon temps dans ce qu’il a d’inédit.

Jean Birnbaum dans le Monde vous reproche votre lexique et votre ton. "Hier Finkielkraut veillait sur la République, aujourd’hui il escorte l’identité française. Hier, il s’en remettait aux instituteurs, hussards noirs des Lumières universalistes. Aujourd’hui, il ne jure que par les autochtones." Assumez-vous ce durcissement sémantique ? Participe-t-il d’une posture de combat ?

Mon livre s’ouvre sur la nouvelle querelle de la laïcité. Je défends face à ce qu’on appelle un peu légèrement la laïcité ouverte, la définition républicaine de la laïcité et je constate que celle-ci qui était un des biens les plus chers et les plus précieux de la gauche est aujourd’hui abandonnée par toute une partie de la gauche au profit de l’idéal multiculturel. J’observe que Jean-Louis Bianco, président de l’observatoire de la laïcité, nous explique que la France n’a pas de problème avec la laïcité et ce faisant balaie d’un revers de main tous les travaux du Haut conseil à l’intégration, lequel a été mis en sommeil. J’ai lu aussi avec l’attention qu’il mérite le rapport de Thierry Tuot remis au Premier ministre et intitulé : "Pour une société inclusive". Le concept d’intégration a supplanté celui d’assimilation et voici maintenant qu’un conseiller d’Etat répudie l’intégration au bénéfice de l’inclusion. La France doit cesser, dit-il, de se replier sur ce qu’il appelle "la célébration du village d’autrefois" pour ne regarder que l’autre et l’avenir. On préconise donc dans les hautes sphères l’effacement du passé national et l’on invite l’autre à cultiver son identité et à être ce qu’il est sans aucune limite, sans aucun obstacle.

Birnbaum voit dans ce durcissement l’influence de l’écrivain Renaud Camus. Il est vrai que le bouleversement démographique que connait la France semble vous inquiéter. Au-delà de votre amitié, partagez-vous avec Renaud Camus certaines thèses, notamment celle du "remplacement de la population française" ?

Si j’étais d’accord avec la thèse du "grand remplacement" ou du "changement de peuple", je la reprendrais explicitement à mon compte. Je ne dissimule pas mon amitié pour Renaud Camus, pourquoi dès lors ferais-je mystère de mon approbation idéologique si celle-ci existait. Renaud Camus a raison d’avoir peur, mais je trouve effrayante l’expression de son effroi. Pour décrire un danger réel, il use lui-même d’un langage dangereux qui ne rend pas justice à la pluralité des situations : dans quel peuple doit-on ranger les immigrés qui s’intègrent ? Mais l’apport de Renaud Camus ne se réduit pas à ces concepts. C’est un très grand styliste et par style j’entends non seulement la beauté de l’écriture, mais aussi la beauté de la vision. Il nous dit sur la culture et la civilisation des choses que les intellectuels gagnés pour la plupart par la bien-pensance ne nous disent pas. Le XXe siècle a été le bûcher des amitiés. Dans cette époque hyper idéologique seule comptait la fraternité d’armes. "Ô vous qui êtes mes frères parce que j’ai des ennemis", disait Paul Eluard et on a vu s’amonceler les ruptures. L’ami était sacrifié s’il n’était pas un camarade. On me demande aujourd’hui de rompre tout lien avec Renaud Camus pour revenir dans le cercle des gens fréquentables. Je me déshonorerais si je cédais à pareil ultimatum.

L’autre jour à la télévision, Léonora Miano, qui vient de recevoir le prix Femina, a dit ceci : "Vous avez peur d’être culturellement minoritaires, mais ça va se passer, ça va se passer ! Ca s’appelle une mutation. L’Europe va muter, elle a déjà muté. Il ne faut pas avoir peur. C’est peut-être effrayant pour certains, mais ils ne seront pas là pour voir l’aboutissement." Léonora Miano dit, en inversant les signes, la même chose que Renaud Camus. Une mutation survient. Un immense changement, un véritable remplacement démographique et culturel à la fois. "Vous n’avez pas le droit de vous en plaindre, c’est à la fois inéluctable et souhaitable, inclinez-vous. Et de toute façon, vous serez morts quand ce changement se sera définitivement installé !" On fait grief à Renaud Camus d’exprimer sous une forme inquiète et négative ce qu’il est permis aujourd’hui et peut-être bientôt obligatoire de glorifier.

Personnellement, je ne veux pas croire à la réalité du "grand remplacement" et je ne veux pas non plus s’il a lieu, qu’on me contraigne à en faire l’éloge. Je crois que la civilisation française mérite d’être préservée, enrichie sans doute, mais, comme le dit Régis Debray, "ceux qui dépassent le mieux un legs culturel sont aussi ceux qui le maîtrisent le mieux". Enfin, je persiste à penser que l’hospitalité consiste à donner ce qu’on a et non à s’effacer soi-même pour permettre à l’autre et à l’avenir d’être ce qu’ils veulent.

Face aux revendications identitaires de certains enfants de l’immigration et à la montée d’un islam prosélyte, faut-il nécessairement opposer d’autres passions identitaires ? Ne craignez-vous pas que l’on ressorte de la lecture de votre livre avec l’idée que deux populations s’affrontent : d’un côté les autochtones blancs porteurs de la culture française et de l’autre une population immigrée qui tenterait d’imposer ses valeurs ?

L’Europe est sortie du XXe siècle avec l’idée que pour entrer dans l’ère de la paix définitive, il lui fallait combattre ses propres démons. Elle l’a fait jusqu’au sacrifice même de son identité : il y va aujourd’hui de l’identité européenne comme de l’identité française. Elles sont combattues de l’intérieur, frappées d’opprobre, sans cesse remises en cause au profit d’une société multiculturelle régie par l’économie et par le droit. Ni l’identité française, ni la civilisation européenne ne méritent cet excès d’indignité. Et surtout, ce n’est pas parce qu’on n’a plus de démons qu’on n’a plus d’ennemis. L’Europe ne fait la guerre à personne, mais les djihadistes ont déclaré la guerre à l’Europe.

Je ne dis pas que cette guerre est transportée sur le territoire européen. Loin de là. Il n’en reste pas moins que nombre de musulmans aujourd’hui disent "les Français" pour désigner les autres Français. Et nous avons tous été frappés par ces matchs où le public conspuait la Marseillaise : France-Algérie, France-Tunisie, France-Maroc. Je me souviens qu’à la fin de France-Algérie au Stade de France, match interrompu par les spectateurs enveloppés dans le drapeau algérien, Thierry Henry avait eu cette phrase : "Nous avons finalement gagné 4-1, ce qui n’est pas mal pour un match joué à l’extérieur !".

Face à cette hostilité, il ne faut certes pas réagir par la guerre, mais par la réaffirmation intransigeante de notre conception de l’hospitalité. La laïcité n’est pas négociable. Etre hospitalier encore une fois, c’est donner ce que l’on a. Par l’assimilation, on ne demande à personne de renoncer à son origine. "C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse", disait Marc Bloch. Je serai le dernier à protester contre la pluralité des allégeances, mais la France a une langue, la France a une culture, la France a des usages auxquels il est tout à fait légitime de demander aux nouveaux arrivants de se conformer.

Dans une interview au Point, Elisabeth Badinter avec qui vous partagez beaucoup de combats déclare : "La France doit rester fille des Lumières. Contrairement à Alain Finkielkraut, je continue à me réclamer de la gauche, en tout cas de celle qui défend mes valeurs. Car il y a une gauche républicaine, même si elle ne cesse de rétrécir." Vous définissez-vous toujours comme un républicain intransigeant ou votre démarche est-elle davantage "identitaire" ? Croyez-vous toujours en l’esprit des Lumières ?

J’aimerais pouvoir me réclamer de cette gauche républicaine, mais ce que je constate c’est que la gauche ne sait plus défendre la République et laisse Elisabeth Badinter seule dans ses combats. La directrice de la crèche Baby Loup a été convoquée à l’Observatoire de la laïcité où il lui a été reproché d’avoir licencié l’employée qui refusait d’enlever le voile pour des raisons personnelles et d’avoir maquillé cette querelle en bataille politique. La gauche n’a rien fait pour défendre cette crèche Baby Loup et lorsque Manuel Valls s’émeut de cette situation, on l’accuse d’être la droite, voire l’extrême droite de la gauche. La gauche officielle, la gauche majoritaire ne se réclame de la République que pour dire que Marine Le Pen n’en fait pas partie. Mais une fois qu’elle a opéré ce bannissement, elle retourne à la dénonciation du caractère rétrograde, répressif et islamophobe des lois républicaines. C’est mon républicanisme qui m’éloigne, non de de la gauche en soi, mais de la gauche telle qu’elle est.

Je suis républicain, mais je suis "péguyste" et je le suis depuis longtemps, il n’y a pas eu de virage. Notre République est une et indivisible, mais la France n’est pas née en 1789 et les républicains du XIXe siècle le savaient. C’est ce que l’historienne Mona Ozouf montre admirablement. La France est plus ancienne que cela et j’essaie d’assumer la grandeur de cet héritage. Tout ne commence pas en 1789, voilà ce que j’objecte à un républicanisme étroit.

Dans un article publié dans Causeur, Jean-Christophe Rufin écrit : "Les témoignages réels d’enseignants en zone difficiles sont certes utiles et souvent édifiants. Mais à condition de rappeler qu’ils ne rendent compte que d’une partie de la réalité et ne sauraient refléter dans son ensemble la situation du monde éducatif et le rapport des immigrés à la culture européenne." Le principal défaut de votre livre est-il tout simplement d’être trop pessimiste ? Regrettez-vous de ne pas avoir ajouté un chapitre qui fasse davantage porter votre réflexion sur les moyens de rassembler les Français dans une identité enfin "heureuse" ?

Si Jean-Christophe Ruffin se sent capable de faire un tel travail, je l’y encourage et je le dis sans ironie, il a tout mon soutien. Mais il est vrai que voyant le monde tel qu’il va, je ne peux me guérir de ma nostalgie. L’écrivain Milan Kundera a défini l’Européen comme celui qui a la nostalgie de l’Europe. Moi, sans jamais avoir été chauvin ou franchouillard, je dois dire qu’à voir ou à entendre le langage se corrompre, à voir mon pays dépérir et l’élite rompre allègrement avec l’héritage, j’ai la nostalgie de la France."

Lire "A. Finkielkraut : "C’est parce que j’ai déstabilisé l’édifice idéologique de la gauche avec mon livre que j’ai fait l’objet de tant de hargne".


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