Revue de presse

"Zaman, l’étrange voix de l’islam turc" (I. Kersimon, huffingtonpost.fr , 4 nov. 15)

4 novembre 2015

" "Le PS propose un programme d’éradication globale et total de la femme musulmane du champ social", et "déshumanise un groupe confessionnel par le biais de l’humiliation".
Fouad Bahri, rédacteur en chef de
Zaman France.

La journaliste franco-turque Suheda Asik, dont les "mésaventures" [1] lors de la remise du Prix de la Laïcité lundi [26 octobre] à Paris ont ému quelques-uns de nos confrères prompts à s’enflammer pour la défense des opprimés, travaille pour Zaman France, qui est l’édition française du quotidien turc Zaman, la déclinaison locale d’un empire médiatique au service de la confrérie Gülen. Son fondateur et prédicateur, Fethullah Gülen, bénéficie d’une immense popularité dans le monde musulman depuis les États-Unis où il s’est définitivement exilé à la fin des années 2000 pour assurer sa protection personnelle. Ses partisans, généralement discrets, seraient des millions répartis sur plus de 150 pays.

La bête noire des laïcs turcs

Fethullah Gülen est un prédicateur charismatique dont tous les musulmans reconnaissent le grand talent oratoire à l’origine de la "synthèse turco-islamique". Inspiré par les enseignements soufis de son maître, le penseur islamiste kurde Saïd Nursî, il a lancé un mouvement "soft" de réislamisation de la société turque dès les années 1950-1960, dont l’objectif consiste à offrir une alternative à la république laïque kémaliste par le biais de l’éducation des futures élites nationales. Il prône un islam ouvert au dialogue interreligieux, moderne dans son rapport aux sciences - tout en étant créationniste [2] -, farouchement anticommuniste, économiquement libéral mais conservateur au plan des mœurs. La place des femmes et l’interdit du blasphème caractérisent ce conservatisme. Son projet s’inscrit dans le long terme et envisage son parachèvement à horizon de plus d’un demi-siècle.

À l’origine, son mouvement s’appelait djemaat, c’est-à-dire "communauté (de foi)". Au fur et à mesure de sa croissance et de sa mondialisation, il a commencé à s’autodésigner hizmet, terme qui signifie "service" en arabe et en turc, et qui illustre l’ambition du mouvement à aider la communauté internationale, l’humanité, en agissant pour le dialogue et pour la paix.

Le Président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdogan fut son disciple et les deux hommes ont longtemps œuvré ensemble : Gülen a employé son réseau médiatique à promouvoir l’AKP, et l’AKP a facilité l’implantation des établissements scolaires du Hizmet. La rupture, survenue en 2011, a été consommée en 2013. Elle n’est pas tant idéologique que due à des questions d’ego, Erdogan ayant décidé de prendre toute sa liberté vis-à-vis de Gülen pour accélérer et brutaliser le processus d’islamisation, piétinant ainsi la stratégie de son ex-mentor. Rupture pour raisons de personnalités et de stratégie, donc, puisque leurs projets de société, en effet, ne diffèrent guère l’un de l’autre : conservatisme religieux, refus de l’autonomie kurde, refus de reconnaître le génocide arménien. Les anciens alliés s’accusent d’être, pour l’un, "un monstre assoiffé de pouvoir qui a tenté de le renverser", et pour l’autre le chef d’un parti coupable de dérive autoritaire et de népotisme (Joséphine Dedet, Jeune Afrique, novembre 2014).

Joséphine Dedet rapporte cette saillie d’Ahmet Sik, journaliste lauréat du Prix mondial de la liberté de la presse en 2014 et auteur de L’Armée de l’imam : "Tout ce qu’ils disent l’un de l’autre est vrai, tout ce qu’ils disent sur eux-mêmes est faux".

L’ancienne alliance est-elle pour autant définitivement rompue ? Rien n’est moins sûr. À en croire un article paru dans Le Monde en 2011, le bras droit de Fethullah Gülen aurait écrit, dans Zaman, soutenir l’AKP, "tout en souhaitant qu’il obtienne moins de 330 sièges, une majorité relative qui l’obligerait à composer avec l’opposition". En février 2012, Aymeric Janier écrivait dans le même journal que nombre de Turcs soupçonnent Recep Tayyip Erdogan d’œuvrer à son agenda caché : "imposer un islam hégémonique de manière subreptice, par le biais de réseaux politiques puissants, projet auquel contribueraient étroitement les "fethullahci" ou "gülenistes"".

En janvier 2014, Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS et éminent politologue, écrivait qu’"une partie de l’AKP est proche de la cemaat (la confrérie), à commencer, dit-on, par Adbullah Gül [prédécesseur d’Erdogan à la présidence de la République] lui-même !"

Si l’Orient est toujours compliqué, l’un des organes de presse les plus virulents contre Günel est le quotidien laïque kémaliste Sözcü, qui attaque et dénonce à la fois l’AKP et Gülen. Gülen tire, de son côté, à boulets rouges tant sur son ex-compagnon de route Erdogan que sur les kémalistes, qu’il qualifie d’"intégristes de la laïcité".

Finances opaques et influence

Fethullah Gülen s’est vu décerner en 2008 le titre d’intellectuel le plus influent au monde par la revue américaine Foreign Policy - titre qu’il aurait acquis à la faveur de manœuvres critiquées par ses opposants.

Très bien implanté dans le monde des affaires turc et dans la justice (procureurs, juges, greffiers, etc.), le mouvement y a, en un demi-siècle, supplanté les laïques, dont c’était l’un des bastions. Son influence sur la reprise de l’économie turque ne fait doute pour aucun expert : Gülen a eu l’intelligence et le talent de convaincre d’abord les élites industrielles et commerciales de la société turque. Il a, surtout, su s’allier les pieux et travailleurs entrepreneurs d’Anatolie, que délaissaient le pouvoir central et l’intelligentsia occidentalisée. Le mouvement a son propre syndicat patronal, Tüskon. Tüskon regroupe les entreprises emblématiques de la mondialisation réussie de l’économie turque et organisait encore en 2011 les déplacements officiels du gouvernement AKP à l’étranger. "Signe de leur influence : Recep Tayyip Erdogan, l’ombrageux Président de la République, s’est déplacé en grande pompe au dernier congrès" (Laure Marchand).

Selon le spécialiste de l’islam politique turc Gareth Jenkin, toujours en 2011, "son influence est telle que les derniers arrivants ne sont pas forcément liés à la confrérie. Ils adhèrent pour obtenir des marchés". Raison pour laquelle le pouvoir en place a récemment fermé sa banque ?

Si les financements de l’Hizmet brillent jusqu’à un certain point par leur opacité (les fidèles reversent une partie de leur salaire à la confrérie, des hommes d’affaire financent aussi), des observateurs laïques turques affirment que l’entreprise de "l’imam global" a été soutenue dès le départ par l’Arabie Saoudite - à cette période, ce pays n’avait absolument pas la puissance et la volonté hégémonique qu’il a acquises après le choc pétrolier de 1973 - et que ces financements perdureraient de nos jours. L’empire Gülen, auquel appartient Zaman, pèserait aujourd’hui entre 20 et 50 milliards de dollars.

Un soft power basé sur les médias et l’éducation

Hizmet comprend un réseau d’écoles d’excellence dont Mustafa Yesil, président de la Fondation des écrivains et des journalistes, think tank du mouvement, estime le nombre à environ un millier, implantées principalement, hors de la Turquie, en Asie centrale, aux États-Unis et en Afrique. Mais aussi en France, par exemple à Villeneuve-Saint-Georges et Strasbourg. Deux millions de jeunes au total seraient inscrits dans ce système éducatif, enseignés par des troupes de jeunes professeurs qualifiés de "jésuites de l’islam".

En France comme en Turquie, les étudiants sympathisants du mouvement Gülen se regroupent souvent pour partager un même appartement, autrement appelé "maison de lumière". Un "entre-soi" spirituel qui convient à certains, tandis que d’autres dénoncent un risque d’endoctrinement.

Outre ce maillage éducatif qui correspond à l’un des piliers idéologiques de Fethullah Gülen ("Construisez des écoles plutôt que des mosquées") et qui diffuse sa doctrine, l’Hizmet dispose d’un pôle médias incluant l’agence de presse Cihan Haber Ajansı (CHA), la chaîne de télévision Samanyolu Televizyonu (STV), la station de radio Burç FM, plusieurs grands magazines et des maisons d’édition prospères telles que Les éditions du Nil. Selon le journaliste Tigrane Yegavian, "les groupes de communication qui leur sont proches ont embauché une pléiade de journalistes issus de toutes les tendances de l’échiquier politique turc, se posant ainsi en hérauts du pluralisme et de la liberté d’expression".

Le quotidien Zaman qui est l’un des fleurons du groupe se félicite de tirer à 800 000 exemplaires, mais les organes de contrôle de la diffusion ont des doutes très sérieux sur la réalité de ce chiffre. Il semblerait que la diffusion payante tourne plutôt autour de 100 000 à 200 000 exemplaires et que le reste soit de la distribution gratuite, ce qui en dit long sur les moyens financiers du mouvement. Il se décline en treize éditions étrangères, dont Zaman France, appendice sans autonomie particulière. "Je n’ai rien à cacher, j’accepte tout à fait qu’on me présente comme un fidèle de Gülen et de ses idées", déclare le rédacteur en chef et fondateur Emre Demir à Slate en mars 2014, ajoutant qu’il sait "rester critique" et "ne supporte pas qu’on [leur] inflige le qualificatif de "gülenistes"".

Zaman France, güléniste "critique" ?

La journaliste Ariane Bonzon rapporte en avril 2014 que selon "le politiste Louis-Marie Bureau, qui a étudié la pensée de leur inspirateur et a été l’objet d’une dénonciation virulente de la part de certains adeptes auxquels un de ses articles n’avait pas plu", les partisans de Gülen "sont en France tout à fait sincères par rapport aux lois de la République (...) ; l’accent est mis sur l’aspect citoyen et la laïcité (...) ; ils pensent que présenter le mouvement comme monolithique pourrait les mettre en difficulté".

Sur Zaman France, la laïcité est en effet présentée pour ce qu’elle "doit véritablement être" dans un billet de Didier Billon, directeur adjoint de l’IRIS [3], paru vingt jours après la tuerie de Charlie : "Il faut opérer une nette distinction entre la laïcité et le laïcisme". Ce néologisme cher aux ennemis de la laïcité sert apparemment d’argument ultime, le texte ne présentant pas vraiment d’intérêt sur le sujet. Zaman France, observons-le, publie surtout des dépêches Reuters, des articles sur la Turquie, sur l’islam et sur le dialogue interreligieux. La plume franco-turque qui s’y exprime le plus souvent est celle de son rédacteur en chef, Fouad Bahri. Il a écrit en 2004, sur Oumma.com, un "Requiem pour la laïcité" assez peu nuancé dans les termes : "cette religion laïque a soif de prosélytisme", "ses experts, prédicateurs des temps modernes", les "missionnaires de l’Assemblée nationale". Sur le même pureplayer, il signe en 2011 une tribune intitulée "Persécutions laïques" et dédiée à la défense du voile islamique. Encore une fois, l’emphase anime son verbe : il y accuse le PS de "persécuter ces pauvres femmes", de suivre "un programme d’éradication globale et total de la femme musulmane du champ social", de "déshumaniser un groupe confessionnel par le biais de l’humiliation".

Le voile que les femmes musulmanes sont censées porter au risque de paraître infidèles ou apostates est directement lié à la question laïque, dans cette optique. La journaliste Suheda Asik - qui, rappelons-le, n’avait aucune accréditation et a été accueillie malgré cela par le Comité Laïcité République, soucieux d’éviter les pièges d’une provocation, malgré les consignes de sécurité de la Ville de Paris - portait donc son "voile de la discorde" noué sous le menton, une longue jupe et une ample veste. Selon un connaisseur du mouvement, il s’agit de la tenue type de l’étudiante güléniste néophyte (les étudiants gülénistes, en effet, sont priés de respecter certaines normes vestimentaires, plutôt élégantes pour les hommes) ; les niveaux avancés le remplacent par un voilage couvrant aussi la bouche, symbole de la réduction des femmes au silence. Car malgré les déclarations "progressistes" de Fethullah Gülen, "la supériorité des hommes par rapport aux femmes ne peut pas être niée". Un avis qui n’est pas sans rappeler les déclarations fracassantes de son ancien disciple Erdogan et qui implique certaines contraintes telles que l’interdiction d’exercer certains métiers ou de voyager sans mari, frère ou père...

En toute logique, Zaman France n’est pas Charlie et il le fait savoir. Fouad Bahri a toujours attaqué Charlie Hebdo. Au moment du procès des caricatures en 2007, il publie un article vengeur sur Saphirnews, raillant les défenseurs de l’hebdomadaire satirique et en profitant pour prendre la défense de Dieudonné. Sur l’incendie des locaux du journal en 2011, il écrit dans Oumma.com une charge intitulée "Provocation, réaction, victimisation, le tiercé gagnant de Charlie Hebdo". Suite aux attentats de janvier, il publie dans l’Obs "Politiques, éditocrates, la République est fragilisée par des commerçants de la haine", dans laquelle il défend l’idée que des "individus" non identifiés mais présents "un peu partout : le monde de l’économie, la vie politique et bien sûr, la presse et les médias", que ces "professionnels de l’agitation permanente, de la tension récurrente, de la haine développée à l’échelle industrielle se font un devoir de provoquer, de déclencher des étincelles à proximité des fleuves et quand ils le peuvent, des incendies à l’orée des forêts. (...) Pour ces gardiens du marché, la République est une idole rentable et qui n’a jamais autant vendu que lorsque l’on s’est complu à la profaner. L’islam. Les musulmans. La citadelle assiégée".

On n’est dès lors pas étonné de trouver sur le site un nombre conséquent de papiers dénonçant l’"islamophobie", soutenant le CCIF [4] et Tariq Ramadan [5].

Plus récemment, Fouad Bahri s’est érigé en défenseur des prédicateurs du salon musulman de Pontoise dans un article intitulé "Salon musulman attaqué par les FEMEN, ce qui s’est vraiment passé" et annonçant que "la presse française qui a relayé l’information parle de misogynie et de propos tenus contre la femme. Une version erronée exclusivement appuyée sur le témoignage des FEMEN". Il a évoqué une "lobbycratie" dans une charge contre l’événement estival Tel Aviv sur Seine. Enfin, il a ouvert ses colonnes à la passionaria du Parti des Indigènes de la République Houria Bouteldja, figure de proue officieuse de l’odieuse "Marche de la dignité" de samedi dernier.

On ne remerciera jamais assez nos confrères de soutenir incidemment un mouvement islamo-turc antilaïque.

(Merci à Jean-Pierre Sakoun pour avoir collaboré à cette tribune.)"

Lire "Zaman, l’étrange voix de l’islam turc".

[2"D’ailleurs, les adeptes de Fetullah Gülen, comme la majorité des Américains et des Turcs, sont créationnistes. "On trouve la même littérature de dévotion, les mêmes méthodes en matière d’éducation, d’information, d’affaires, d’activités sociales et caritatives qu’aux Etats-Unis", poursuit Jean-François Bayart. Et la même volonté d’en faire un groupe d’intérêts, ce qui, dans le cadre français, se heurte à quelques obstacles. "En France, nous avons beaucoup de mal à établir des liens directs avec des ministres ou des responsables politiques de haut niveau", regrette Abdurrahman Demir, auparavant basé à Bruxelles." Ariane Bonzon, Slate, novembre 2014. Dans ce même article, la journaliste relate la manière dont quelques intellectuels français conviés à débattre à Istanbul ont découvert, grâce à l’attention de l’historien Philippe Roger, que leurs hôtes diabolisaient le blasphème...

[3Institut de relations stratégiques et internationales. Association reconnue d’utilité publique.

[4Collectif contre l’islamophobie en France.

[512/09/2014 : "L’islamophobie a-t-elle reculé en France ?" (itv membres CCIF et CRI) ;
2/02/2015 : "Islamophobie ou comment masquer la réalité sociale" ("comment l’islamophobie est devenue l’arme favorite d’un racisme qui ne dit pas son nom) ;
5/02/2015 : "Charlie Hebdo/islamophobie en France : le double jeu des politiques français" ;
16/02/2015 : "Antisémitisme et islamophobie : y a-t-il vraiment un double standard ?" ;
23/02/2015 : "Islamophobie, arme de mobilisation massive ?" ;
4/05/2015 : "Musulmans de France : entre surveillance et diabolisation" illustré par une photo dont la légende est : "Manifestants musulmans exprimant leur liberté et leur droit de ne pas se sentir Charlie" (un florilège de victimisation) ;
13/06/2015 : "Islamophobie, CCIF : lettre ouverte à JC Cambadélis" (au sujet de la tribune parue dans Le Figaro et signée par 4 responsables du PS qui s’indignaient de la présence d’une représentante du parti au dîner de gala du CCIF) ;
21/10/2015 : "Retour vers le futur, islamophobie dans la presse : rien n’a changé depuis 30 trente ans" ;
22/10/2015 : "Attentats de Charlie Hebdo : l’islamophobie a triplé en un an".
Mars 2014 : "Tariq Ramadan est-il toujours censuré ?" : "On aurait pu penser que l’époque du boycott de l’intellectuel musulman était dépassée. Certes, il y eu le fameux épisode de la liste de Cohen, liste noire de personnalités à ne pas inviter évoquée par le chroniqueur radio de France Inter Patrick Cohen, parmi lesquelles étaient mentionnées Alain Soral, Dieudonné, Marc-Edouard Nabe et... Tariq Ramadan." "Mais d’autres cieux médiatiques se sont pourtant ouverts au penseur musulman, sans doute le plus incompris en France."



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