Revue de presse

Tania De Montaigne : "Communauté française" (Libération, 25 jan. 20)

Tania de Montaigne, écrivain et journaliste, Mention au Prix national de la Laïcité 2018. 26 janvier 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Il y a peu, j’ai entendu notre ministre de la Justice répondre à une journaliste qui l’interviewait. Elle revenait sur le meurtre de Sarah Halimi et la décision de la cour d’appel de déclarer l’auteur de cet acte pénalement irresponsable. La ministre a dit : « J’entends évidemment l’émotion de la communauté juive, en l’occurrence… »
La journaliste l’a reprise : « Des Français en général. »
La ministre : « Oui… et même de la communauté… de la… »
La journaliste : « De la communauté française. »
La ministre : « Voilà, exactement. »

Deux choses m’ont frappée dans ce dialogue. La première, c’est l’aisance avec laquelle la ministre a entamé sa première phrase. On sentait qu’à ce moment-là, pour elle, les choses étaient simples et évidentes : « J’entends évidemment l’émotion de la communauté juive… » La seconde, c’est le trouble qui surgit dès l’instant où la journaliste suggère que cette affaire concerne les Français dans leur ensemble, quelle que soit leur religion ou leur absence de religion. Les mots deviennent alors heurtés, donnant l’impression qu’il y a pour la ministre une impossibilité à remplacer « communauté juive » par « Français ». Ça bugge. Comme si penser que le sujet dont elle parlait concernait la France en général et non quelques personnes en particulier, était inédit.

Ce matin-là, une ministre de la République, la garde des Sceaux en l’occurrence, a donc dit que lorsqu’une personne française juive est tuée en France, ça ne concerne pas les Français mais uniquement les juifs. Sous-entendant que la religion annulait la nationalité, rendant l’un et l’autre antinomiques.

Ce dialogue matinal m’a rappelé un autre jour, pas si lointain, où, faisant suite au meurtre raciste d’un Français musulman, Nicolas Sarkozy avait tenu à adresser ses sincères condoléances à la « communauté musulmane », ne songeant pas un seul instant que si on tue un Français pour ce qu’il est, c’est toute la France qui est à la peine. Ne voyant visiblement pas que soustraire ce deuil à tous, pour en faire celui de certains, c’était nous interdire d’exercer pleinement notre citoyenneté, nous empêcher d’être humain donc d’être au monde. Par ces mots, nous nous trouvions tous amputés de nous-mêmes.

J’ai aussi pensé à cette phrase lancée, voilà presque deux ans, par Emmanuel Macron à propos du rapport sur les banlieues françaises que lui remettait Jean-Louis Borloo. Le Président s’apprêtait à enterrer le dossier et, pour justifier ce choix, il a dit : « Quelque part, ça n’aurait aucun sens que deux mâles blancs ne vivant pas dans ces quartiers s’échangent, l’un un rapport, et l’autre disant : "On m’a remis un plan, je l’ai découvert." C’est pas vrai, ça ne marche plus comme ça. »

Un homme élu au suffrage universel se glorifiait donc de n’avoir pour champ de compétences que son sexe, sa couleur et son lieu de résidence. Le président de tous les Français disait, avec décontraction, que son action s’arrête aux portes de son corps, et qu’il ne peut parler que pour sa « communauté ». Celle des présidents quadragénaires qui s’appellent Emmanuel, j’imagine. Ou celle des hommes blancs à cheveux châtains vivant à l’Elysée. Ou celle des hommes blancs de moins d’1,80 m nés à Amiens mais domiciliés dans le VIIIe arrondissement.

Toutes ces phrases offrent non seulement une vue plongeante sur l’impensé raciste des unes et des autres, mais elles créent aussi l’illusion que vivre en société, c’est cohabiter dans un espace peuplé de petites cellules hyperspécialisées. Un peu comme lorsque les algorithmes nous indiquent gentiment le périmètre qui est le nôtre à coups de notifications : « Vous avez aimé ça, vous aimerez donc ça. » Le monde du plus petit dénominateur commun où ce qui n’est pas exactement vous n’a pas lieu d’être. Dans le monde algorithmique, comme dans celui du communautarisme, on classe et on range en veillant bien à ce que tout soit basique, uniforme et identique. Si vous avez aimé Edith Piaf, alors vous aimerez toutes les femmes françaises d’1,47 m qui chantent en roulant les « r ». Si vous avez aimé Joker alors vous aimerez sûrement tous les films dont le héros a des cheveux verts et se maquille outrancièrement. « Vous avez aimé ça, vous aimerez donc ça », dit l’algorithme. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », dit l’homme. Voilà toute la différence."

Lire "Communauté française".


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales