Revue de presse

"Sectarisme sur les campus : un vent d’intolérance venu d’Amérique" (E. Bastié, Le Figaro , 20 nov. 19)

19 novembre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Aux États-Unis, la cancel culture, volonté d’effacer du débat certaines personnalités par l’appel au boycott, fait rage sur les campus.

Par Eugénie Bastié

La double annulation, à quelques jours d’intervalle d’une conférence de Sylviane Agacinski à Bordeaux et d’une autre de François Hollande à Lille, à la suite de la pression d’étudiants venant des rangs de la gauche radicale a inquiété nombre d’intellectuels. Épiphénomènes ou mouvement profond et durable de censure ? Nombre de commentateurs se sont échinés à relativiser les événements. Certains ont évoqué les chahuts estudiantins qui étaient monnaie courante dans les années 1960-1970 (Paul Ricœur reçut une poubelle sur la tête à Nanterre en 1969). D’autres ont rappelé que la censure à l’université venait aussi de la droite (en 2011 à Bordeaux III, la théoricienne du genre Judith Butler avait été vivement chahutée lors de la remise de son diplôme honoris causa). D’autres encore ont souligné que des penseurs de droite sont depuis longtemps bannis de la vie universitaire.

Ces mises en perspectives sont nécessaires, mais elles ne rendent pas compte du caractère inédit du mouvement en cours. Oui, le sectarisme universitaire n’est pas sans précédents. Le philosophe et historien Marcel Gauchet, lui-même victime d’un appel au boycott lancé par une frange de la gauche radicale aux Rendez-vous de l’histoire de Blois en 2014, se souvient : « En 1971, je me suis fait traiter dans Le Monde d’“agent de la CIA” car je parlais de “totalitarisme”. Ça vous donne une idée de l’ambiance. Le sectarisme était terrifiant. Il y a eu un bref moment de libération dans les années 1980. On pouvait enfin mettre des gens de droite et de gauche dans la même pièce pour discuter. Et puis c’est reparti pour un tour à partir des années 1990 où a émergé un néogauchisme devenu de plus en plus enragé. » Le sociologue Gérald Bronner constate lui aussi dans une interview au Figaro « un retour de l’idéologie à l’université ».

Mais cette nouvelle censure repose moins sur le logos que sur le pathos : il ne s’agit pas de faire taire une opinion qu’on considère comme divergente, mais de réduire au silence une personnalité jugée blessante. « Il est dangereux et inconscient » d’inviter « une homophobe notoire » à l’université, affirmaient les étudiants voulant annuler la venue d’Agacinski ; à Sciences Po l’an dernier, d’autres militants tentèrent d’empêcher Alain Finkielkraut de tenir « des discours qui mettent nos existences en danger ». « On assiste à une radicalité tout à fait nouvelle parce qu’elle est purement subjective plus que politique : c’est l’incapacité de tolérer dans l’espace public le discours de quelqu’un qui ne pense pas comme vous, analyse Marcel Gauchet. C’est en cela que cette nouvelle intolérance diffère de l’ancien sectarisme marxiste ; “Tout anticommuniste est un chien” : quand Sartre écrit ça, il ne dit pas que l’anticommunisme le blesse, et qu’il faut se protéger de ce type de discours. »

Aux États-Unis, la cancel culture (volonté d’effacer du débat par l’appel au boycott certains interlocuteurs car leurs propos sont jugés insultants) fait rage sur les campus. Elle touche des personnalités aussi institutionnelles que les anciens secrétaires d’État Henry Kissinger ou Condoleezza Rice qui ont vu leurs conférences chahutées. Barack Obama lui-même s’est vu qualifier de « boomer » parce qu’il a osé critiquer le radicalisme de certains militants. Pourtant, ses inquiétudes étaient légitimes. Une étude du prestigieux think tank Brooking Institution de septembre 2017 l’affirme : « la liberté d’expression est en péril sur les campus américains ». D’après ce sondage mené auprès de 1500 étudiants dans plusieurs universités américaines, 51 % d’entre eux pensent qu’il est acceptable de perturber par des cris la conférence d’un intervenant avec qui on n’est pas d’accord, et 20 % pensent même qu’il est légitime d’employer la violence.

Aux États-Unis, où le premier amendement garantissant la liberté d’expression est presque aussi sacré que le deuxième garantissant le droit de porter des armes à feu, il n’y a pas de possibilité légale d’interdire certains discours jugés extrêmes, comme c’est le cas en France où de nombreuses lois restreignent la liberté d’expression. C’est sans doute pourquoi est apparue cette forme de censure détournée qui évite la judiciarisation en se réclamant de la subjectivité du ressenti plutôt que de l’objectivité de la loi. Plutôt que de structurer les conditions du débat démocratique par le haut, on construit des safe spaces, on se « protège » de certains discours. L’avocat Greg Lukianoff et le psychologue Jonathan Haidt appellent cette montée du « droit de ne pas être offensé » « le chouchoutage de l’esprit américain » (Coddling of the American Mind).

Pour Pierre Rosanvallon, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, il ne faut pas surestimer la puissance de ces minorités actives en France. Il considère cependant que l’invasion de ce « politiquement correct » à l’université n’est que le revers d’une certaine impuissance politique de la gauche : « Ne sachant plus transformer le monde, on transforme le campus. On remplace son impuissance politique globale par une radicalité intempestive, nous confie-t-il. C’est une particularité du monde américain où les campus sont coupés du reste de la société, ce qui est beaucoup moins le cas en France. » Jusqu’à quand ?"

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