Note de lecture

S. Pinker : La laïcité contre la violence (I. Ermen)

par Ilse Ermen. 11 novembre 2017

Steven Pinker, La Part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, éd. Les Arênes, 1040 p., 27 e. Traduction actualisée de The better Angels of our Nature. Why Violence has declined, The Viking Press, New York, 2011.

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Un des livres les plus importants des dernières années, enfin traduit en français. A première vue, surtout par rapport aux crises mondiales actuelles, l’hypothèse de Pinker paraît aussi absurde qu’improbable : la violence – meurtres, guerres, viols, torture – aurait sensiblement baissé au cours des millénaires. Moins improbable déjà pour des personnes qui s’y connaissent en histoire, surtout médiévale ou antique, ou en ethnologie, tandis que la plupart des gens, même des intellectuels, sont dominés par ce que Pinker appelle "cécité pour l’histoire" : on ne voit que l’actualité et on ne se souvient de quelques années, et en politique, et en expérience personnelle.

Pinker étaye son hypothèse par une multitude de données et de sources historiques, archéologiques et ethnologiques, de la biologie évolutive et des neurosciences.

Il y a réduction de violence à deux niveaux : à l’intérieur des sociétés et entre les Etats, voire il y a de moins en moins de violences entre les individus et de moins en moins de guerres entre les états.

Bien entendu, il s’agit d’une tendance séculaire qui n’est point linéaire : une tendance qui se dessine en graphes très irréguliers, des grandes guerres provoquent évidemment des soubresauts. Dans la société civile, par exemple Mai 68 et les années suivantes ont eu comme conséquence une remontée de violences, dû à la mise en question de toutes les valeurs.

La violence doit être mesurée en termes relatifs. La Guerre de Trente Ans a coûté la vie à 30 % de la population européenne, tandis que toutes les guerres du XXe siècle réunies ont fait "seulement" 2-3 % de victimes des habitants de la Terre de l’époque en question.

Au Moyen Age, tout les petits Etats dont les chefs étaient des seigneurs de guerre abrutis étaient constamment en guerre les uns contre les autres. Ceux qui ont déjà visité des musées du Moyen Age peuvent se faire une idée de la nature et de la fréquence de la torture à cette époque réputée pour l’obscurantisme et la violence. Rappelons la roue, la vierge de fer – ou encore la croix et la lapidation de l’antiquité – ainsi que le fait que les exécutions étaient longtemps publiques, au delà de l’époque médiévale. Chez les chasseurs-cueilleurs, la vie était brève et violente.

L’auteur expose de façon convaincante les raisons du recul de la violence, à la fois fois pragmatiques et humanitaires. Ce sont en premier lieu

  • la lente transformation des sociétés anciennes – chasseurs-cueilleurs, puis agricoles, esclavagistes ou féodales – en sociétés marchandes, suivant une logique très simple : un client mort n’achètera plus rien,
  • la stabilisation d’ensembles étatiques plus grands et plus puissants, mais de moins en moins autoritaires et l’établissement de la séparation des pouvoirs dans ceux-ci (des Etats forts, mais moins violents envers leurs sujets devenus enfin citoyens),
  • l’amélioration de la situation de la femme, l’émancipation de la femme, également un processus séculaire (ceci non uniquement du point de vue féminin, mais également masculin : là où la femme n’est plus un objet à acquérir dans des luttes rivales, la violence baisse),
  • généralement le recul des structures patriarcales et des systèmes d’"honneur",
  • l’amélioration des droits des minorités, l’amélioration des droits des enfants,
  • l’alphabétisation et propagation de la culture générale, permettant la diffusion des idées des Lumières et de l’humanisme,
  • la séparation progressive de l’Etat et de la religion, la sécularisation et enfin l’avènement de la laïcité,
  • le recul non seulement des religions, mais aussi des idéologies.

Pinker cite une quantité de détails amusants, comme l’observation que les manières à table n’étaient, jadis, point une futilité : en interdisant les couteaux tranchants à table, on réduisait notablement le nombre d’assauts et meurtres dûs aux altercations pendant les repas…. De nos jours, on parle beaucoup de la violence dans les médias pour enfants ; pour illustrer les progrès qu’on a fait dans peu de générations, il raconte des épisodes du guignol d’antan (le guignol frappe ou tue sa femme ou son compagnon, ce que tout le monde trouvait bien drôle), la violence sexiste dans les publicités des années 1950 – des maris qui rossent leurs épouses – et ainsi de suite.

Le style est brillant, une lecture saisissante et fascinante, plein d’humour – on ne s’y attendrait pas avec un sujet pareil. Même si l’on n’est pas d’accord avec toutes ses hypothèses ou ses conclusions (ce qui est mon cas), ou si on pourrait lui reprocher de temps à autre de traiter ses sources d’une façon un peu trop nonchalante, La Part d’ange en nous est enrichissant par les perspectives et les points de vue qu’il offre, un brillant point de départ pour de futures réflexions et discussions, un antidote au négativisme, à la sinistrose, au catastrophisme régnants.

Les théories de Pinker aident, entre autres, à comprendre les structures qui sont à la base des crises aux Proche et Moyen Orients, voire au monde islamique (des sociétés patriarcales, d’honneur, de ségrégation des sexes, de domination religieuse, de basse alphabétisation, aucune séparation des pouvoirs d’un côté ; puis d’un autre côté la disparition d’Etats, par exemple par des invasions étrangères – Etats-Unis en Irak - ou des guerres civiles - Syrie, Libye...). Dans l’annexe à la traduction française, l’auteur souligne qu’au moment où les Proche et Moyen Orients s’embrasent, maints foyer de crise se sont éteints, maintes dictatures furent transformées en démocratie, en Amérique du Sud par exemple.

L’auteur ne prétend à aucun moment que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes : au contraire, il souligne à quel point un engagement humanitaire et émancipateur peut être efficace et pourquoi il vaut bien lutter pour les droits de l’humain. Il met en relief l’importance de l’émancipation féminine pour le bien-être de l’humanité entière – selon Pinker, un des facteurs du recul de violence et de croissance économique les plus importants –, l’impact de l’alphabétisation et de la culture avant même la richesse, l’importance du fonctionnement d’Etats démocratiques, de la séparation des pouvoirs, les idées propagés par les Lumières - le sujet de son prochain ouvrage.

L’édition française contient une annexe avec des données actuelles ("Est-ce que le monde est devenu plus violent depuis la première édition en 2010 ?" La réponse est non). Il paraît étrange que l’œuvre de l’athée déclaré Steven Pinker – qui ne cesse de souligner le rôle ambigu et le plus souvent négatif des religions dans le développement de la violence – soit préfacé d’un moine bouddhiste, Matthieu Ricard, de l’équipe du Dalaï Lama, représentant actuel de la théocratie tibétaine, certainement une des plus grandes supercheries sur le média-marché religieux actuel.

Ilse Ermen


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