Revue de presse

En cédant sur les principes, on jette les électeurs dans les bras du FN (R. Malka, Charlie Hebdo, 23 oct. 13)

Richard Malka est l’avocat de la crèche Baby-Loup. 2 novembre 2013

"Charlie Hebdo : Dans ce procès, la partie adverse s’est souvent appuyée sur les avis rendus par l’Observatoire de la laïcité. Que vaut cet Observatoire ?

Richard Malka : L’Observatoire de la laïcité, que j’appelle, moi, « l’Observatoire de la fin de la laïcité », ne sert à rien. Il sert à intégrer la peur ambiante, à enterrer tout projet courageux de défense de la laïcité. Ça sert à céder.
Cet « Observatoire de la fin de la laïcité » s’est totalement discrédité. On y trouve dix représentants des ministères qui reçoivent leurs ordres de Jean-Marc Ayrault, qui leur dit de ne surtout rien faire et d’enterrer cette loi, alors que, pourtant, le président de la République s’était engagé à ce qu’il y en ait une pour la petite enfance. C’est exactement ce que faisait la HALDE, et la HALDE a explosé sur l’affaire Baby-Loup.
L’Observatoire de la laïcité n’aura servi qu’à dire « circulez, y a rien à voir ». Ses membres sont dans le déni total. Ils portent, dans leur majorité, une lourde responsabilité. À force de céder sur tous les principes, ils trahissent l’idéal de gauche et jettent les électeurs de gauche dans les bras de Marine Le Pen, et c’est dramatique.

Pourquoi la gauche n’est-elle pas à l’aise avec le voile ?

La gauche qui n’est pas à l’aise avec le voile, c’est d’abord une certaine élite complètement coupée des réalités. Pourquoi ? Parce que c’est du sentimentalisme dégoulinant, une résurgence de tiers-mondisme, une culpabilité d’anciens colons : « Ce sont des victimes, donc il ne faut pas en rajouter. » C’est du bon sentiment multiculturaliste, une absence de réflexion sur nos racines universalistes. Parce que c’est l’air du temps. C’est la pensée de l’ENA : « On est ouverts. » On est ouverts parce qu’on n’est absolument pas confrontés aux problèmes, dans le VIIe arrondissement de Paris. Cette gauche-là, même si elle ne représente pas toute la gauche, trahit un de ses fondements principaux. La laïcité, c’est dans l’ADN de la gauche. C’est peut-être injuste avec la droite, mais la laïcité, c’est d’abord la gauche. Si la gauche abandonne ce terrain-là, alors elle abandonnera cette idée, qui est à la base du pacte républicain, au seul Front national, qui, en réalité, en est le pire ennemi. Et on a en face Jean-Louis Bianco [président de l’Observatoire de la laïcité (note du CLR)], qui dit « on n’a aucun problème de laïcité dans ce pays ».
Je pense que 95 % des électeurs de gauche sont très à l’aise avec le voile pour dire qu’ils n’en veulent pas, pour dire qu’ils sont des laïcs, que c’est quand même la gauche qui s’est battue en 1905 contre les curés, et qu’il n’y a aucune raison de céder face à l’islam prosélyte et religieux, dont le voile est une expression.

N’y a-t-il pas, aujourd’hui, en France, beaucoup plus d’affaires Baby-Loup qu’on ne l’imagine ?

L’affaire Baby-Loup, c’est la partie émergée de l’iceberg. Le HCI (Haut Conseil à l’intégration) a recensé des centaines de cas. Les revendications communautaristes explosent. À la base, il y a le rapport hommes-femmes. On en revient toujours là. Comment considérer que le voile n’est pas une discrimination pour les femmes ? Ce ne sont pas les hommes qui se voilent la face. Ce sont les femmes qui cachent leur féminité parce qu’elles ne seraient que des objets de concupiscence, et les hommes ne seraient que des bêtes soumises à leurs pulsions. Le voile, c’est l’anéantissement, l’ensevelissement du triptyque républicain « Liberté, Égalité, Fraternité ». Comment avoir une fraternité avec le voile, qui est un séparatisme : « Je te vois, mais toi, tu ne me vois pas » ? Comment peut-il y avoir d’égalité entre quelqu’un qui se cache et quelqu’un qui ne se cache pas ? C’est une chose contre laquelle des millions de femmes dans les pays arabes et en Iran se battent, risquant leur liberté, et en France il faudrait l’accepter pour des assistantes maternelles qui l’imposent à des enfants dont l’esprit est en formation ? [...]

Jean-Louis Bianco a déclaré à plusieurs reprises que les problèmes de laïcité dans l’entreprise se réglaient en interne et qu’il n’était donc pas nécessaire de créer une nouvelle loi.

C’est faux ! Ça, c’est un discours d’autruche. Ça ne se règle pas ! Ça se règle parce que les entreprises ne veulent pas de scandale et font des chèques. Ça se règle parce qu’on cède sur les principes. Et qu’on nous en demandera toujours plus.
Et puis, les premières victimes, ce sont les musulmans, et d’abord les musulmanes qui ne portent pas le voile. Cela crée de la discrimination, parce qu’un employeur se dit : « Si j’embauche une femme musulmane et que dans un an elle vient avec le voile ou une burqa intégrale [car c’est le même problème juridique : c’est interdit dans l’espace public, mais pas dans l’entreprise], est-ce que je pourrai la licencier ? » Alors il ne l’embauche pas. Il y a un effet boomerang discriminant de la décision de la Cour de cassation, qui était pleine de bonnes intentions, comme l’enfer en est pavé.

Que signifie « le vivre-ensemble » ?

À la manière dont l’emploient MM. Ayrault et Bianco, « le vivre-ensemble », ce sont le multiculturalisme, les accommodements raisonnables, c’est « chaque groupe est différent et donc il faut prendre en compte les différences de chaque groupe ». Ce n’est pas honteux de dire ça, les sociétés anglo-saxonnes fonctionnent ainsi. Mais, dans ce cas, c’est la mort de l’universalisme, où il y a une loi pour toute la République et pas une loi pour Paris et une autre pour les quartiers difficiles. C’est la mort de l’universalisme, où précisément l’on ne tient pas compte des différences de chacun et en particulier des religions de chacun, mais où l’on considère que tous les individus sont égaux. Où ce qui compte, ce sont les ressemblances, et pas les différences. C’est la mort de notre modèle républicain. Cela ne veut pas dire qu’on cessera d’être démocratique, mais ce sera la fin de cette idée qui a fondé la république où l’on aspire à l’universalité parce qu’on considère qu’un homme ne se résume pas à sa seule religion.

Mais, dans ces sociétés anglo-saxonnes démocratiques, l’intégration, ça marche aussi ?

Oui, mais comment ? Les gens restent dans leur communauté. Ils n’en sortent jamais. C’est possible, mais en France on ne sait pas intégrer des groupes, on sait intégrer des gens, quelle que soit leur religion, quelle que soit leur origine, mais pas des groupes.

Ce serait cela, l’identité française ?

Ce serait la plus belle des identités que d’être universaliste. Que de croire que tous les hommes sont égaux et qu’un être humain ne se définit pas uniquement au travers de l’une de ses composantes, que la République n’a pas à tenir compte des particularismes d’un être humain, précisément pour le protéger d’être systématiquement renvoyé à sa différence. C’est drôle, parce que les défenseurs de la laïcité, aujourd’hui, dans l’affaire Baby-Loup, ce ne sont que des enfants d’immigrés, dont je suis. Moi, on ne m’a pas tout le temps renvoyé à ma religion et j’ai pu penser que j’étais semblable à tous les autres, même si j’étais un peu différent. Pour cela, évidemment, il ne faut pas en permanence mettre sa religion en avant, la garder pour soi. Parce que, nous, enfants d’immigrés, on sait ce que c’est, le rôle de parapluie protecteur de la laïcité, on en a bénéficié. Quand on ne l’a pas vécu, c’est quelque chose d’abstrait, alors on peut dire : « C’est ringard, vaut mieux passer au multiculturalisme. »

Pourtant, beaucoup de jeunes issus de l’immigration se sentent rejetés, et pour eux l’intégration républicaine ne marche pas très bien.

Bien sûr, les phénomènes de discrimination sont absolument incontestables. Malheureusement, si nous sortons de ce modèle républicain de la laïcité, alors il n’y aura plus rien du tout. Plus rien ! Bien sûr que ça pourrait mieux se passer, bien sûr que ça demande du temps. La laïcité, c’est ce qui réunit les Français de toutes les confessions. Et si demain il n’y a plus cette laïcité, s’il n’y a plus de pacte républicain, s’il n’y a plus de ferment collectif, on s’intégrera à quoi ?

Cette remise en question de la laïcité républicaine n’est-elle pas le stade ultime de l’ultralibéralisme ?

Exactement. C’est : « Je suis différent, je veux que vous teniez compte de ma différence, car c’est le summum de la liberté. » Cette pensée, c’est effectivement de l’ultralibéralisme : il n’y a plus de collectif, le collectif doit céder. Au nom de mes droits personnels, la loi unique pour tous doit plier.

Durant le procès, la partie adverse a opposé une interprétation inversée de la laïcité, selon laquelle la laïcité devrait être au service de la liberté religieuse.

C’est ce que la HALDE version Louis Schweitzer disait aussi. Je refuse la pensée selon laquelle le musulman, par essence, ne pourrait pas avoir de recul par rapport à sa religion de la même manière que le juif, ou que le catholique, ou que le bouddhiste. Ce n’est pas parce qu’on est musulman qu’on est pour le voile. Les militants antivoile les plus radicaux sont d’abord des musulmanes. Ce sont d’ailleurs les premières mises en cause, parce que, si elles ne le portent pas, on leur dit que ce sont de mauvaises musulmanes, on les culpabilise.

Les Français ne sont-ils pas plus attachés à l’idée d’égalité et moins à celle de liberté, contrairement aux Anglo-Saxons ?

Le fondement de l’universalisme, c’est l’égalité. Le fondement du différentialisme, c’est une idée de la liberté très individualiste. Ma liberté est supérieure à l’intérêt commun.
Comment fait-on avec un voile pour entrer en contact avec l’autre ? C’est beaucoup plus compliqué. Vous ne parlerez pas de la même manière à une femme voilée qu’avec une femme qui ne l’est pas. Parce qu’elle affiche sa différence et son appartenance à une communauté. Quand je vais parler à une femme, je ne sais rien de sa religion, je ne veux pas le savoir, ça ne m’intéresse pas.
Dans les pays anglo-saxons, ce rapport est différent, parce que ce sont des pays où la religion est très présente. La France, dans son histoire récente, s’est fondée sur un rejet du religieux dans la sphère privée. Les batailles ont été dures pour exclure la religion catholique du domaine public. La religion est beaucoup moins présente en France qu’aux États-Unis ou en Angleterre.
Le paradoxe, c’est que des pays comme l’Égypte ou la Tunisie se battent pour la laïcité davantage que nous ne le faisons ici. C’est de ces pays que se régénérera l’idée de laïcité. Ici, nous ne sommes plus très nombreux à avoir une position raisonnable entre le marteau du Front national et l’enclume des bons sentiments de la gauche. On a tous l’impression d’avoir perdu ce combat à gauche. Par manque de courage."

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