Revue de presse

Régis Debray : « L’européisme est l’opium de nos élites » (Le Figaro, 30 mars 19)

19 mai 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Régis Debray, L’Europe fantôme, Gallimard, 2019, 48 p., 3,90 e.

"Le projet européen est, selon Régis Debray, davantage une religion qu’une entreprise politique. C’est pourquoi, soutient-il, malgré l’échec politique de l’Union européenne, nos dirigeants continuent d’y croire. Comme hantés par l’Europe fantôme.

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LE FIGARO.- Votre livre, L’Europe fantôme, paraît sous la collection « Tracts », à trois mois des élections européennes. Est-ce un hasard ?

Régis DEBRAY.- Non, mais l’actualité n’est qu’une accroche, Antoine Gallimard et Alban Cerisier ont repris le titre d’une collection des années 1930, qui a publié Gide, Thomas Mann, Giono et d’autres. L’idée est de demander à des écrivains des textes brefs, sans jargon et sans injures, sur le moment historique. Aussi n’est-ce pas l’élection européenne, avec ses énièmes vœux pieux, qui m’a intéressé, mais les soubassements spirituels d’une utopie politique. N’oublions pas que son drapeau bleu ciel procède de l’Apocalypse de saint Jean. Les douze étoiles sont celles de Notre-Dame.

Que signifie ce titre, L’Europe fantôme ?

C’est un clin d’œil à L’Afrique fantôme de Michel Leiris où il dit sa déception d’Occidental qui espérait avec le raid Dakar-Djibouti, en 1932, devenir un autre homme au contact d’une autre civilisation, et qui finit par « refuser la plénitude d’existence à cette Afrique en laquelle j’avais trouvé beaucoup mais non la délivrance ». Nous aussi, nous attendions d’être délivrés de notre lourd passé, de nos égoïsmes, de nos passions meurtrières, par une Europe sereinement unie, et voilà qu’ils reviennent en force, ces égoïsmes et que cette construction idéale s’avère en fait fuyante, errante et sans corps. Une non-personne. Cela n’a pas que des inconvénients. Un être flottant et flou peut continuer de hanter les esprits, comme un revenant. Et de fait, de loin en loin vient la relance, le plan miracle, l’annonce de renaissance, pour ranimer la flamme et les cœurs. Le rythme est décennal.

Vous comparez le projet européen à un messianisme, à une religion. En quoi l’est-il ?

Par bien des côtés, l’européisme est l’opium de nos élites, à la fois expression de leur détresse politique et protestation contre cette détresse. Je pastiche la formule marxienne, mais à côté du communisme et du nationalisme, le supplément d’âme du techno fait une religion séculière très faible, qui ne mobilise aucun affect, ne se souvient d’aucun passé et ne définit aucun avenir. « En nationalité, c’est tout comme en géologie, la chaleur est en bas », disait Michelet. Pour l’Union européenne, la chaleur est en haut et ne descend pas. C’est une locomotive sans wagons, constate justement Védrine. Le pékin s’en fout, et les élections européennes, c’est en réalité un sondage d’opinion grandeur nature, à usage domestique, et qui n’intéresse que les professionnels, politiciens et médias.

Cela dit, il y a eu au départ, au lendemain de la guerre, une ferveur, un élan, grâce à la convergence de deux messianismes, le chrétien et le progressiste - une jonction miraculeuse entre l’empire de la Grâce, pour un retour de chrétienté, et l’empire de la Raison, comme vide unificateur et pacificateur. Jacques Delors a servi de pont entre ces deux versants, d’où le consensus sur son nom. Malheureusement, les deux piliers du Temple, le démocrate-chrétien et le social-démocrate, se sont effondrés, et ne reste plus qu’un néolibéralisme sec et cru. Pas très motivant. Mais enfin, religion vient du latin religare, relier, rassembler. Cela met du commun sur les hauteurs, comme en témoigne la dernière conversation du président avec ses conseillers et les intellectuels de son bord. La foi a disparu mais l’entre-soi demeure. C’est un narcissisme à plusieurs. Humiliant pour le troupeau des grands esprits alignés par l’Élysée, mais valorisant pour le maître d’œuvre.

Si c’est une religion, le nombre de ses fidèles apparaît aujourd’hui en déclin ?

Le petit nombre de fidèles, et la mollesse des adhésions de plus en plus perplexes, me semble avoir plusieurs causes. Le monde a changé depuis le traité de Rome, en 1957. Il s’est globalisé dans sa dimension et renationalisé dans sa composition - ceci expliquant cela. Que la mondialisation techno-économique débouche sur une balkanisation culturelle et politique, avec une fragmentation croissante des ensembles organisés, c’est une évidence. J’en parle en me répétant depuis quarante ans, et cela finit par s’imposer à la vue de tout le monde. Ensuite, nous ne sommes plus à l’âge des blocs politico-militaires, et il n’en existe plus, à part l’Otan. Il y avait alors un ennemi, un rideau de fer, un créneau à tenir. Face à Staline, faire bloc se justifiait. Aujourd’hui l’Union européenne est un anachronisme : trop petite pour les défis mondiaux, économique, écologique et autres, et trop grande, à 27, pour une quelconque cohérence. C’est devenu un carcan, non un tremplin.

L’Europe actuelle est-elle allemande ou américaine ?

Les deux ne sont pas incompatibles. L’Europe des fondateurs a commencé par être américaine , dans son inspiration et son financement plus ou moins secret, et elle est devenue à prépondérance allemande, après l’élargissement, qui a déplacé à l’est le centre de gravité. Il est normal qu’une Europe fondée sur la primauté de l’homo oeconomicus soit dominée par la première économie du continent.

L’homo oeconomicus américain s’adosse à une croyance en Dieu, In God we trust. Et chez nous, il se veut autosuffisant. Comparez un billet de 10 dollars, qui articule une métaphysique sur une histoire concrète et une géographie précise, avec un billet de 10 euros, qui est un billet de Monopoly sans devise, sans visage et sans lieu, et vous comprendrez tout. Pas une silhouette sous ces arches en suspension entre ciel et terre, telles des apparitions fantomatiques. D’un côté, un peuple, donc une histoire. De l’autre, un agrégat, hors sol et hors histoire.

Que pensez-vous de l’idée voulant que l’Europe aurait apporté la paix ?

Ce n’est pas l’Europe de Bruxelles qui a fait la paix, c’est la paix mondiale qui a fait cette Europe, quand la dissuasion nucléaire a gelé de part et d’autre les conflits dans chaque camp, chaque suzerain, États-Unis et URSS, n’ayant aucun intérêt à voir ses protégés se déchirer. Et ladite Europe a dû en appeler aux États-Unis pour ramener la paix dans l’ex-Yougoslavie, qu’elle a été incapable de restaurer par elle-même. Elle ne peut ni faire la guerre ni faire la paix. C’est dommage.

Vous dites qu’en s’institutionnalisant, l’Europe s’est défaite… …

Votre question me rappelle une réponse de De Gaulle à Malraux dans Les Chênes qu’on abat : « L’Europe dont les nations se haïssaient avait plus de réalité qu’aujourd’hui. » Il faut relire cet entretien de 1969, prémonitoire, comme tous les pronostics gaulliens. « Sans doute assistons-nous, dit-il, à la fin de l’Europe. Bonne chance à cette fédération sans fédérateur. » C’est peut-être l’« anglobal » le grand et seul fédérateur. Le fameux mot apocryphe de Jean Monnet, « Si j’avais su, j’aurais commencé par la culture », n’a pas de sens, puisque la culture, c’est d’abord la langue ! Si vous allez à Bruxelles, vous verrez que c’est devenu une ville anglophone, alors que Genève est restée francophone. À force de vouloir accueillir toutes les identités, l’Europe n’a plus d’identité. Notre grand lanceur d’alertes a fait dans ses derniers jours un avertissement que nos responsables dans leur fuite en avant auraient intérêt à méditer : « Je n’ai jamais cru bon de confier le destin d’un pays à ce qui s’évanouit. »

À demain de Gaulle ?

N’en faisons surtout pas un nationaliste. C’est lui qui a assuré et solennisé la réconciliation franco-allemande, avec Adenauer, et instauré l’Office franco-allemand de la jeunesse. Et il a sincèrement voulu une Europe européenne avec le traité de l’Élysée et le plan Fouché. Malheureusement, le Bundestag, conseillé par Jean Monnet, l’a envoyé sur les roses. D’où sa boutade : « Les traités, c’est comme les jeunes filles et les roses. Ça dure ce que ça dure. » Sortir du protectorat américain a semblé sacrilège à nos amis allemands. Espérons que cette peur ne durera pas toujours. On peut en douter.

Vous ne vous reconnaissez pas dans l’opposition entre nationalistes et progressistes théorisée par Emmanuel Macron ?

Pas du tout. Cette opposition a été théorisée, il n’y a pas si longtemps, par Drieu la Rochelle, éminent progressiste qui demandait à « l’Europe nouvelle » de transcender les vieux nationalismes mortifères. C’est pourquoi, disait-il, lui ainsi que nombre d’intellectuels et d’académiciens de cette époque, pour se libérer des chauvinismes étriqués qui nous ont fait tant de mal, il fallait défendre tous ensemble la forteresse Europe contre les hordes bolcheviques, ce dont se sont chargés en 1944 les Waffen SS de la division Charlemagne, avec ses 7000 volontaires. On devrait rouvrir nos livres d’histoire, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Il n’y a pas que l’économie dans la vie.

Cette opposition, Ariel contre Caliban, un imperium économique et juridique contre des cultures locales battues en brèche, l’Ouest contre l’Est, fait évidemment l’affaire des nationalistes. Pour résister aux empires, l’Europe centrale et balkanique n’a jamais pu se reposer sur un État, mais sur sa culture ancestrale, et la résistance passe toujours là-bas par la langue et la religion. Pourquoi raviver cette fâcheuse tradition ?

Allons-nous vers le retour des nations ou l’Europe des tribus ?

Vous posez la question clé. Il faut assurer un avenir à la nation civique, la nôtre, fondée sur le « est Français qui veut », et empêcher à tout prix que la nation ethnique, fondée sur la loi du sang, ne vienne la remplacer. C’est le grand danger. La tribu, contrairement à ce qu’on croit, est une forme d’organisation hélas de plus en plus moderne, et l’Europe, qui était censée fédérer, diminue et fragmente les États nations, accélère les séparatismes, voyez l’Espagne, la Belgique, la Grande-Bretagne, la Padanie italienne. Souhaitons que la République des citoyens résiste au grand retour du féodal, à quoi aboutit, paradoxalement, le supra-national.

Comment se délitera cet ensemble ?

Je n’en sais strictement rien. Il faut laisser du temps au temps. Il y aura des sursauts, des effets de traîne et sans doute une union douanière maintenue, et quelques jurisprudences. Mais les peuples risquent de se fatiguer de voir des juges non plus serviteurs de la loi, mais prescripteurs de normes, qui oublient que la loi républicaine est l’expression d’une volonté générale, délibérée par les représentants du peuple et appliquée en son nom. La judiciarisation à tous crins de la vie publique, c’est déjà la démission du politique.

Existe-t-il un peuple européen ?

Hélas non, même si on met la charrue avant les bœufs, en pensant qu’un Parlement peut engendrer un peuple. Un peuple, ce n’est pas seulement une communauté d’intérêts économiques mais une communauté imaginaire. Celle-ci suscite une affectio societatis, une solidarité affective, intime et instinctive. Un Calaisien est concerné par ce qui se passe à Marseille. Un Français n’est pas concerné par ce qui se passe en Pologne ou en Estonie.

Il y a un cinéma américain mais il n’y a pas de cinéma européen, faute d’une langue commune et de vedettes qui parlent à tous les pays. « Les seuls acteurs que l’on a en commun en Europe sont américains », note Jean-Jacques Annaud. C’est un symptôme intéressant, quoiqu’un peu triste.

Êtes-vous eurosceptique ?

Nullement. La question n’est pas de savoir si on est pour ou contre l’Europe mais de quelle Europe on parle. C’est comme si on vous demandait : Etes-vous pour ou contre la France ? Mais quelle France, celle de Michelet ou celle de Maurras ? De Jean Moulin ou de Le Pen ? Quelle Europe ? Il y en a plusieurs. Il y a l’Europe médiévale du catho nostalgique, l’Europe des Lumières, chère à Valéry, l’Europe carolingienne du temps de l’Occupation et l’Europe technocratique de la Commission. Pardonnez-moi, mais j’opte pour celle de Valéry."

Lire "Régis Debray : « À force de vouloir accueillir toutes les identités, l’Europe a perdu la sienne »".



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