Revue de presse

"Quand « Charlie Hebdo » refuse de se définir comme victime" (L. Le Vaillant, liberation.fr , 14 sept. 20)

Luc Le Vaillant. 16 septembre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Lors du procès de l’attentat contre le journal satirique, Riss, son directeur, s’interdit la déploration martyre et préfère le coup de poing batailleur.

Le procès de l’attentat contre Charlie Hebdo est d’abord un moment de catharsis collective. Au tribunal, cette remémoration affligée permettra peut-être une sublimation des pulsions que Charlie sait si bien repérer, décrypter, moquer. Ce long temps de partage est aussi une manière de réaffirmer ces fondamentaux d’une société démocratique que sont la liberté d’expression et le droit au blasphème.

Il faut saluer les leçons d’humanité données par les blessés comme par les proches des exécutés, pris pour cibles par des terroristes islamistes dont on doit rappeler qu’ils ne sont pas tombés de la Lune. Les Kouachi n’ont pas mitraillé uniquement par mal-être social ou difficultés psychiques. Ils l’ont fait aussi et surtout au nom d’une religion dévoyée, d’une croyance mortifère, pour servir un dieu belliqueux, sanglant, assassin. Et il serait attentatoire à la mémoire de ces fantassins fanatiques de les dépouiller de ce sinistre mobile, de les exonérer de cette revendication métaphysique et idéologique.

Il y a aussi chez les Charlie un refus de se poser en victimes qui est une manière salutaire de gifler l’air du temps pleurnichard. Riss, le dessinateur devenu seul directeur de Charlie depuis la mort de Charb, et Fabrice Nicolino, journaliste en pointe sur l’écologie, l’ont rappelé avec force. Riss a dit : « "Victime" est un faux ami qui ne vous sauve pas mais qui, au contraire, vous met la tête sous l’eau et vous noie. Ce qui me gêne, c’est le statut de victime qui est aussi un piège [1]. »

La gauche des années 60 et 70 se fichait comme d’une guigne des individus traumatisés, des personnes agressées, des psychismes pulvérisés. Elle généralisait par catégorie socioprofessionnelle, comptait les bataillons des armées ouvrières, se concentrait sur la querelle économique. Il n’était question que du prolétariat s’opposant au patronat, des exploités en butte aux vils exploiteurs. Il fallait conscientiser les masses et faire reculer leur aliénation marchande. Les temps sont exactement inverses. L’humain scrute son nombril, l’examine, le détaille. Puis il le présente saignant et violacé à l’agora numérique, qui lui dispense en retour émotion et compassion. Chacun exhibe ses stigmates, narre ses pathologies, désigne ses tourmenteurs avant de rejoindre la troupe entière de ses semblables, en autant de clans en demande de reconnaissance, de secteurs coupés au sécateur de la ressemblance.

La difficulté avec ces dispositifs victimaires, c’est qu’ils suspendent tout jugement. L’empathie corrode la réflexion, le chantage au vécu réclame sa rançon de mièvrerie, et tout cela se dilue dans une poésie du malheur, dans une communauté de destin essentialisant, dans une impuissance constitutive qui console, berce, cajole.

C’est ce que Riss signifie quand il craint d’être assimilé à une victime. Il ne veut pas des pleurs en chœur, ni de la douce bienveillance œcuménique. Il se défie de l’apitoiement qui devient un réflexe permanent, excusant tout et son contraire. Riss refuse qu’on se penche sur son épaule blessée qui grince encore, qu’on prétende l’aider à marcher droit en le réduisant à cet état.

Il est en guerre et, comme Nicolino, il préfère se définir en « combattant de la liberté » qu’en éploré ayant renoncé. Puisque le voilà monté au front où jamais il n’aurait pensé se retrouver, il ne supporte pas le plus minime affront fait au souvenir des siens. Et il ressasse la moindre désertion en rase campagne de ceux qui auraient dû lui apporter leur soutien et le lui ont parfois mégoté depuis le premier procès des caricatures de Mahomet en 2006. Il a raison d’estimer que c’est en republiant les dessins incriminés que la presse se montrera solidaire et disséminera la menace en faisant cible commune. Et il ne passe rien à ceux qui semblaient les plus proches, ceux qui, à gauche, ont manqué aux Charlie par crainte de désespérer les quartiers populaires. Inutile de s’attarder sur les prises de position du pape François ou de Tariq Ramadan, de Jean-Marie Le Pen ou de Dieudonné qui sont dans l’ordre des choses. Personne n’est tenu d’être Charlie, l’hebdomadaire n’ayant jamais réclamé ni sacralisation ni unanimité, au contraire. Il n’empêche que par ces temps de commémoration judiciaire [2], je n’aimerais pas être dans les (petits) souliers d’Emmanuel Todd ou d’Edwy Plenel, de Virginie Despentes ou de Rokhaya Diallo dont j’avais oublié combien, chacun à leur manière et exerçant un droit à la critique inaliénable, ils avaient pris leurs distances avec les fusillés de la rue Nicolas-Appert.

Le plus ambivalent est sans doute Jean-Luc Mélenchon qui avait rendu un bel hommage à Charb, lors de ses obsèques. Depuis, il a défilé contre l’islamophobie avec des gens criant « Allah akbar » et vient d’assimiler Charlie à Valeurs actuelles.
Un procès cathartique suffira-t-il à éviter que le camp du progrès se fissure plus encore et que les archipels, issus d’un continent émietté, dérivent au loin, tristement ?"

Lire "Quand « Charlie Hebdo » refuse de se définir comme victime"

[1Le Monde du 11 septembre.

[2Charlie Hebdo du 2 septembre.


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