Revue de presse

"Patrons et politique : un siècle d’influence" (J. Garrigues, Marianne, 8 sep. 17)

Jean Garrigues, historien, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans et à Sciences-Po. 11 février 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Du Comité des forges au XIXe siècle au Medef de Pierre Gattaz, le patronat a toujours cherché à peser sur les gouvernements pour faire la loi. Parfois avec succès.

Le patronat est-il un cinquième pouvoir ? Les patrons, divisés par nature, et concurrents entre eux, parviennent-ils à s’ériger en un contre-pouvoir ? Ou encore, sont-ils, comme le prétendait François Ceyrac, le patron des patrons dans les années 70, « l’un des plus sûrs garants de la démocratie » ? Ce qui est sûr, c’est que leur influence a été constante depuis un siècle sur les pouvoirs républicains. Succédant au second Empire, qui fut par excellence l’époque de l’argent roi, la IIIe République a démultiplié les lieux du pouvoir, des antichambres ministérielles aux bureaux des maires en passant par les couloirs des assemblées, et les patrons se sont adaptés à cette nouvelle donne, pour faire pression et participer ainsi à la décision politique. Depuis cette époque, leur influence ne s’est jamais démentie.

« Le Comité des forges commande. Le Parlement capitaliste n’a qu’à obéir », écrivait le socialiste Francis Delaisi à la veille de la Première Guerre mondiale. Au-delà de l’exagération polémique, il mettait en lumière l’influence politique réelle exercée depuis le début du siècle par les « barons du fer », ces grands industriels de la métallurgie française rassemblés derrière les Wendel et les Schneider. Par le truchement de leur « agent » Robert Pinot, premier de nos grands lobbyistes, ils entendaient peser sur la politique dans tous ses aspects. Ils s’étaient mobilisés dès 1900 contre le décret du ministre socialiste de l’Industrie, Alexandre Millerand, installant des conseils régionaux du travail chargés de régler les confits sociaux. Y voyant une atteinte à l’autonomie du patron dans son entreprise, ils avaient suscité la création d’une organisation de combat, l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), qui avait pris la tête de la révolte contre le décret Millerand. Ce fut en vain, mais l’UIMM, devenue ensuite Union des industries et métiers de la métallurgie, reste aujourd’hui encore un pilier de l’influence patronale.

On retrouve les barons du fer à la pointe de la mobilisation patriotique en 1914, lorsque ce même Millerand, devenu ministre de la Guerre, les réunit pour organiser leur contribution à la production d’armement. Certains financiers et entrepreneurs en tireront des bénéfices exceptionnels, tel Louis Renault, d’autres se livreront à des abus, voire à des scandales comme celui du non-bombardement des usines Wendel de Briey, en territoire allemand. Cette mobilisation due à la guerre reflète en tout cas une collaboration étroite entre décideurs politiques et patronaux, concrétisée en 1917 par la création des consortiums inventés par le ministre du Commerce, Etienne Clémentel. En 1919, ce dernier est à l’origine de la Confédération générale de la production française (CGPF), qui est très directement l’ancêtre du Medef.

Le Comité des forges continue à y jouer un rôle moteur durant l’entre-deux-guerres, notamment en contrôlant la presse d’influence, en particulier le Temps, le grand quotidien de référence de l’époque. Face au Cartel des gauches, coalition des radicaux et des socialistes qui remporte les élections de 1924, les milieux industriels et financiers érigent un « mur d’argent ». Le conseil de régence de la Banque de France, contrôlé par Wendel et Rothschild, refuse sa collaboration au gouvernement du radical Herriot, ce qui provoque sa chute en 1926. Mais, dix ans plus tard, la rébellion patronale est relancée par la victoire du Front populaire, qui rassemble radicaux, socialistes et communistes. Après le traumatisme de la victoire des « rouges » et de la grève générale vient le temps de la négociation, à l’initiative d’Alfred Lambert-Ribot, délégué général de l’UIMM et secrétaire général du Comité des forges. Ce dernier prend contact avec le président du Conseil, Léon Blum, qui fut son collègue au Conseil d’Etat, pour lui demander d’organiser sans tarder une rencontre avec les syndicats. De leurs discussions sortent, le 7 juin 1936, les accords de Matignon sur le relèvement des salaires et les contrats collectifs.

Mais les groupements des banques, des assurances et des grands magasins refusent de souscrire à ces accords. Paul Brenot, grand patron des industries radioélectriques, fonde un Comité de prévoyance et d’action sociales destiné à mener une lutte systématique contre le Front populaire. Il en confie la présidence à l’ancien ministre conservateur Louis Germain-Martin, qui stigmatise le péril communiste à longueur d’interview. Certains patrons n’hésitent pas à s’acoquiner avec les ligues d’extrême droite, à l’instar de Pierre Taittinger, le millionnaire du champagne et du chocolat Suchard, du parfumeur François Coty, financier de Solidarité française, ou encore d’Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, qui protège les terroristes de la Cagoule. Par tous les moyens, l’inertie financière, l’obstruction parlementaire et réglementaire, la campagne de presse, la manipulation des organisations catégorielles, les financements occultes, les patrons ont ainsi contrecarré l’expérience du Front populaire.

Pareille mobilisation patronale ne se retrouve que dans les années 70, face au programme commun de la gauche. Entre-temps bien sûr, l’influence politique des patrons ne s’est jamais démentie : à Vichy, où les rénovateurs issus du groupe X-Crise, tel Gérard Bardet, ont eu gain de cause pendant quelques mois, grâce au soutien de l’amiral Darlan ; sous la IVe République, où l’ancien préfet de Vichy André Boutemy, à la fois bailleur de fonds et lobbyiste du Conseil national du patronat français (CNPF), a joué un rôle décisif dans le financement des campagnes électorales ; ou encore sous la présidence de Georges Pompidou, qui a fait d’Ambroise Roux - l’un des hommes forts du CNPF - l’un de ses principaux conseillers officieux.

Mais, lorsque l’Union de la gauche, contractée par François Mitterrand, Georges Marchais et Robert Fabre, menace de remporter les élections de 1973, c’est le branle-bas de combat dans l’organisation patronale. Avec les fonds de l’UIMM, une véritable « opération propagande » est alors menée, comprenant le financement d’une campagne télévisée en faveur de la droite, des séminaires de formation pour ses candidats gaullistes ou giscardiens, l’impression de plusieurs millions d’affiches ou encore la publication de journaux et de brochures tel le Cauchemar ou l’application du programme commun comme si vous y étiez. Et l’on retrouve une campagne similaire pour les élections de 1978, où la gauche est encore plus menaçante, avec notament le lancement en 1977 du quotidien J’informe, qui se veut Le Monde de droite, et qui est financé par l’UIMM, Paribas, la Banque Indosuez. Cependant, ce n’était que reculer l’échéance de la « grande catastrophe » qui voit François Mitterrand emporter l’élection présidentielle en mai 1981.

« La situation est beaucoup plus grave qu’en 1936 », affirme François Ceyrac. En fait, c’est d’abord la négociation qui prévaut face au programme de nationalisations du chef de l’Etat. On voit par exemple Guy Dejouany, PDG de la Générale des eaux, obtenir de son ami André Rousselet, directeur de cabinet de Mitterrand, que son groupe reste privé. De même, Pierre de Bénouville, collaborateur historique de Marcel Dassault mais aussi compagnon de résistance de Mitterrand, obtient-il de ce dernier que la société Dassault conserve au privé la totalité de son patrimoine immobilier. Yvon Gattaz, nouveau président du CNPF, se targue d’avoir obtenu sept rencontres en tête à tête avec le président socialiste entre 1981 et 1986, un record absolu dans l’histoire des relations entre les patrons et le pouvoir. En revanche, la guerre est déclarée au Parlement, où des milliers d’amendements issus du patronat sont déposés par la droite contre les nationalisations, les lois Auroux ou la loi contre la presse Hersant de 1984. De son côté, Ambroise Roux lance une Association française des entreprises privées (Afep), composée des plus grands patrons français, dont l’objectif déclaré est de « recréer l’establishment mis à mal par les nationalisations ». Ce sont d’ailleurs Ambroise Roux, Marcel Dassault et quelques autres qui obtiennent une réconciliation entre Giscard et Chirac en 1984. C’est à partir des idées de l’Afep qu’Edouard Balladur établit le programme de privatisation de l’opposition unie, marqué notamment par le système des « noyaux durs », en vue des élections législatives de 1986. C’est ainsi que les patrons, après avoir obtenu du socialiste Jacques Delors le tournant de la rigueur en 1982, seront les moteurs du programme néolibéral de la droite au pouvoir sous la première cohabitation.

On retrouve le patronat à l’offensive sous une autre cohabitation, mais cette fois pour combattre la loi des 35 heures du gouvernement de Lionel Jospin. L’adoption de ce projet en Conseil des ministres en octobre 1997 provoque la démission du président du CNPF Jean Gandois. Son départ livre le CNPF aux tenants d’une ligne plus dure, le baron Ernest-Antoine Seillière, héritier du groupe Wendel, étant élu président, secondé par Denis Kessler, nouveau maître à penser de l’organisation patronale. Un an plus tard, en octobre 1998, ils transforment le CNPF en Mouvement des entreprises de France (Medef), afin d’exercer un véritable « leadership d’influence », avec une doctrine, un programme et des convictions. D’où la guérilla menée contre la loi Aubry, qui culmine le 4 octobre 1999 avec le rassemblement de 30 000 chefs d’entreprise à la porte de Versailles pour dire « non aux 35 heures ».

A court terme, cette reconquête patronale est apparue comme un échec, Seillière ayant laissé à son départ du Medef, en 2005, l’image d’un « baron » un peu désuet et moqué par les humoristes. Laurence Parisot, qui lui a succédé à la tête de l’organisation patronale, est au contraire une jeune chef d’entreprise, directrice de l’institut de sondage Ifop, militante de la mixité hommes-femmes, du dialogue social et de la lutte contre le Front national. Mais elle revendique comme ses prédécesseurs l’allégement des charges sur les entreprises, prône la flexibilité du travail et la retraite par capitalisation, et se félicite du « bouclier fiscal » instauré par Nicolas Sarkozy en 2007 puis de la réforme des retraites en 2010. Premier président de la Ve République à s’être rendu à l’université d’été du Medef, le 31 août 2007, et adepte d’un libéralisme décomplexé, le nouveau chef de la droite est vite apparu à l’opinion comme « le président des riches », voire celui des patrons.

Sa défaite en 2012 face au socialiste François Hollande, qui avait fait de la finance son « adversaire », avant de taxer lourdement les entreprises, pouvait apparaître comme un nouvel échec pour le patronat. Mais son ralliement à la « politique de l’offre », qui s’est traduite dès novembre 2012 par un « pacte de compétitivité » puis en janvier 2014 par un « pacte de responsabilité », octroyant 30 milliards d’allégement des coûts aux entreprises sans réelle contrepartie sur l’emploi, représente objectivement une victoire de l’influence patronale.

La présidence d’Emmanuel Macron marquera-t-elle le triomphe définitif du libéralisme patronal dans le cadre d’un Etat-providence adapté à la mondialisation ? Les premières mesures du gouvernement d’Edouard Philippe et les ordonnances réformant le code du travail semblent aller dans ce sens. Mais la logique politique n’est pas toujours celle des patrons…

Jean Guarrigues"

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