Revue de presse

"Morale belge" (Le Monde, 25 mai 13)

25 mai 2013

"Il est 8 heures du matin. Corine Vida s’active dans sa classe de quatrième. Elle sort bancs et chaises de leur sage alignement pour constituer, face au tableau vert un "U" qui obligera les élèves à se côtoyer, à se regarder, à se parler. Au milieu, un espace vide symbolise "l’agora, le lieu où l’on déverse les paroles et les idées", explique la professeure de "morale non confessionnelle" de l’Athénée des Pagodes, une école secondaire de Laeken, ancienne commune du nord de Bruxelles rattachée depuis près d’un siècle à la ville-région. [...]

Au menu de la leçon, l’avant-dernière avant l’examen de fin d’année, un cours de méthode et une question qui n’a pas l’air de décontenancer l’assistance : "Avez-vous déjà mangé de la chair humaine ?" Elle ponctue une année qui a évoqué l’homme, son rapport au monde animal, la vie en société, etc. "Nous adhérons à la théorie de l’évolution, mais si quelqu’un a d’autres convictions, qu’il le dise", précise la professeure. Pas de réponse.

Ceux qui auraient "d’autres convictions" ne sont pas là. Mais peut-être dans les autres cours dispensés simultanément : religion catholique, islamique, israélite, protestante ou orthodoxe. Le programme des écoles fixe, en effet, qu’un élève belge doit suivre durant deux heures par semaine, pendant douze ans, un cours de morale non confessionnelle ou de religion, en vertu de ses convictions – ou le plus souvent de celles de ses parents. "Un véritable casse-tête en termes d’horaires", confie Charly Hannon, le préfet (directeur) de l’Athénée des Pagodes.

Qu’un seul élève réclame un cours sur sa religion et il faudra lui dénicher un enseignant. La morale, dans tout cela ? Une sorte de discipline "par défaut" pour beaucoup, qui n’ont pas de convictions ou des convictions non reconnues officiellement, souligne Jean De Brueker, le secrétaire général adjoint du Centre d’action laïque.

Ce dernier suit avec beaucoup d’intérêt le débat français consécutif à l’annonce, par le ministre Vincent Peillon, qu’un "enseignement laïque de la morale" serait instauré à partir de 2015 en primaire, au collège et au lycée. Jean De Brueker prône, pour sa part, une réforme dans son pays avec "une sortie des carcans confessionnels" et l’instauration d’un cours de philosophie – il préfère la formule "immersion en philosophie" –, qui créerait "le consensus autour de valeurs partagées, afin d’assurer la cohésion sociale et le développement d’une société solidaire". Il juge nécessaire de "faire émerger, avant la conviction, une éthique collective qui postule l’autonomie et la responsabilité".

Un constat s’impose en tout cas : le modèle belge du "pacte scolaire" a vécu. Vieux de plus de soixante ans, cet accord politique est dépassé par les réalités du moment, dont les difficultés de la cohabitation, notamment à Bruxelles, de cultures et de religions qu’il faudrait rapprocher au lieu de les éloigner. Or en séparant les élèves des cours "confessionnels" dès leur plus jeune âge, l’école contribue sans doute à creuser les différences, estiment divers responsables.

Royaume des compromis alambiqués et des échafaudages institutionnels complexes, la Belgique a vécu sa "guerre scolaire" dans les années 1950. Elle opposait alors les catholiques, partisans de l’enseignement "libre", et les anticléricaux (socialistes, communistes, libéraux), défenseurs de l’enseignement "officiel". Un premier compromis était intervenu en 1948, sous la forme d’une loi instaurant la liberté de choix entre la religion et la morale non confessionnelle dans l’enseignement secondaire officiel. Ce fut insuffisant pour calmer les esprits et les velléités des coalitions successives de favoriser alternativement un type d’écoles au détriment de l’autre.

Après des débats houleux, les députés votaient, en 1959, un texte – le "pacte" conclu entre sociaux-chrétiens, libéraux et socialistes – devant s’appliquer à tous les niveaux d’enseignement, hormis l’universitaire. Il garantissait le libre choix de l’école, un subventionnement plus large des écoles libres et une protection des convictions philosophiques.

Compte tenu de la prépondérance du courant catholique à l’époque, l’enseignement officiel se voyait contraint d’organiser des cours de religion, tandis que les écoles libres n’étaient pas tenues de dispenser des cours de morale... Autres contraintes pour les directeurs des écoles publiques : la tutelle sur les cours de religion est, aujourd’hui encore, exercée exclusivement par les ministres du culte. "Je peux simplement vérifier que le cours se donne en français", ironise Charly Hannon. Comment, dans ce cas, éviter des dérives, des enseignements contraires aux règles du vivre-ensemble ou la diffusion de messages radicaux ?

Le dilemme est grand, notamment pour l’important réseau scolaire de la ville de Bruxelles, qui se réclame d’une "neutralité active". Il refuse d’entretenir "la flamme de la morale laïque", comme le dit l’un de ses responsables, mais s’interroge, notamment, sur les cours actuellement dispensés par certains professeurs de religion islamique. "Dans un cadre de grande mixité sociale, il ne faudrait pas grand-chose pour que la situation dérape", juge le préfet, qui estime dès lors qu’un cours d’éducation civique ou de philosophie apte à ouvrir et à rassembler plutôt qu’à refermer chacun sur ses croyances serait "une piste".

Un député libéral, Richard Miller, a déposé en 2009 une proposition visant à créer un cours de philosophie et d’histoire culturelle des religions à la fin du secondaire. Il s’ajouterait aux actuels cours de morale et de religion. Des élus socialistes imaginent un cours de "citoyenneté". La ministre chrétienne-démocrate de l’enseignement francophone, Marie-Dominique Simonet, propose de définir un "référentiel" commun à tous les cours de religion et de morale ainsi qu’un "tronc commun". A savoir un enseignement, pour tous les élèves, du "questionnement philosophique, du dialogue interconvictionnel, de l’éducation à une citoyenneté active". Au passage, Marie-Dominique Simonet affirme que le cours de morale est trop "laïque" et pas assez "neutre".

Enfin, des défenseurs de l’école publique réclament, quant à eux, la suppression du caractère obligatoire des cours dits "confessionnels" ou "philosophiques". Ils s’appuient sur le raisonnement de professeurs de droit constitutionnel : ceux-ci soutiennent que la loi scolaire oblige bel et bien les écoles officielles à organiser ces cours, mais que les élèves ne sont pas contraints de les suivre... [...]"

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