Note de lecture

M. Trevidic : Un roman qui décrit l’engrenage vers la barbarie

par Pierre Biard. 21 juillet 2016

Marc Trevidic, Ahlam, J.-C. Lattès, 2016, 324 pp. 19€.

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« Une idéologie ne se combat pas par le code pénal » affirme l’ancien juge au pôle anti terroriste, Marc Trevidic, qui sait ce dont il parle, mais, ajoute t-il, on peut la prévenir avec des idées, « des livres, des films, etc, tout ce qui peut casser la propagande ». Il aurait pu ajouter : et même avec des œuvres d’imagination. Il prêche d’exemple : parmi les livres qu’il a publiés, dont un remarquable essai qui a fait l’objet d’une note de lecture sur le site du CLR [1], il nous donne aujourd’hui un roman dont le titre pourrait figurer dans les Contes des mille et une nuits : Ahlam, en arabe, Les rêves. Titre justifié car les protagonistes de cette histoire rêvent éveillés. Mais ils ne font pas le même songe.

Un grand peintre, également musicien, poursuit la chimère de l’unité des arts : en faisant apparaître leurs affinités, par exemple la poésie avec la musique, et celle-ci avec la peinture, il pense les faire tous confluer vers un même lieu. Deux enfants, et d’abord cette jeune fille, justement prénommée Ahlam, dont le talent se révèle, ambitionnent une éclatante réussite, soutenus en cela par les membres de leur famille, mais le garçon finit par se détourner des leçons du peintre et de ses tentatives d’union des arts, par abandonner les espoirs de réussite, d’émancipation et de liberté auxquels sa sœur, plus que jamais, reste attachée, et il se laisse aller à la fascination du terrifiant mirage d’un islam fantasmé.

Sans doute le lecteur s’interrogera t-il : est-ce au moyen d’une œuvre littéraire, si remarquable soit-elle, que l’on parviendra à combattre la propagande djihadiste ? L’auteur de ce roman ne se laisse t-il pas trop aller aux charmes d’une imagination fertile ? C’est à la lecture de ce bel ouvrage que la réponse vient d’elle-même : juge respecté, écrivain talentueux, Marc Trévidic, par ce roman, convainc plus et mieux que par une savante étude [2]

Avec Ahlam, l’auteur imagine la fiction suivante : Paul, un jeune peintre, déjà célèbre, a eu un jour la fantaisie d’installer son chevalet sur une île de l’archipel des Kerkennah en Tunisie. Caprice issu d’un souvenir d’enfance. Venu dans cette île avec ses parents il en garde l’image enchanteresse d’une terre encore sauvage, aux sols infertiles, à la végétation rare, aux coutumes restées vivaces : une apaisante rusticité. Elle n’a rien à voir avec ces parcs à touristes qui polluent aujourd’hui la côte, elle est étrangère à la ville, pourtant proche, de Sfax avec ses 400 000 habitants, elle semble indifférente au gouvernement, à l’administration et à la police du dictateur Ben Ali : au XXIe siècle les Kerkennah semblent perpétuer le monde des origines. C’est dans l’une de ces îles que Paul fait la connaissance d’un pêcheur et de sa famille, dont il va devenir un ami très proche. Une famille, à la fois traditionnelle - bien que reçu au baccalauréat, Fahrat, amoureux de la mer, n’a pas émigré en France comme beaucoup d’autres mais a repris le métier de ses ancêtres - et admiratrice de la culture française : la grand-mère a été professeur de français, la mère l’est toujours, les enfants vont faire de bonnes études, ouvertes sur le monde. Et surtout, chez ces derniers, Paul va découvrir d’étonnantes prédispositions pour les arts, la musique chez Ahlam, la peinture chez son frère, Issam. Et c’est grâce à Ahlam et Issam qu’il accompagne au fil des années et auxquels il enseigne avec son double talent d’artiste et de pédagogue, qu’il croit pouvoir réaliser son rêve, mettre en harmonie la musique et la peinture, marier les mots, les sons et les couleurs, non pas au hasard de son inspiration mais selon des règles précises. Car « les mots ont leur poésie, leur couleur, et leur musique ». Avec ces enfants surdoués, Paul découvrira, il n’en doute pas, la clé permettant de rassembler tous les arts en une œuvre unique. Fahrat, Nora, la mère - hélas trop tôt décédée -, et la grand-mère, laissent agir leur ami à sa guise, ils ont, comme lui, la tête dans les étoiles, et ils imaginent un avenir brillant aux deux petits prodiges.

En apparence tout va bien à Kerkennah. Paul, qui s’est fait construire une grande et belle villa, poursuit dans la quiétude son double travail de peintre et de professeur. Ne lisant pas les journaux, n’écoutant ni ne regardant les nouvelles, il ne se soucie ni de politique, ni de religion. Fahrat est plus conscient – l’imam l’a averti qu’il en faisait trop avec ce Français, il lui a rappelé les dangers de la peinture et de la musique, leurs effets délétères sur l’âme des musulmans – mais lui aussi se réfugie dans sa bulle, il se contente de ramener des poissons dans ses filets. Et il se garde de la politique. Pour une raison qui le rapproche de Paul et qui éclaire son amitié avec un artiste : Ben Ali s’est enrichi aux dépens du peuple ? Sans doute, mais « rien de ce qui est beau n’appartient à Ben Ali. Lui, il a seulement le pouvoir et l’argent. Mais la beauté de Kerkennah, le soleil, la mer, le vent, il nous les laisse. Il ne peut pas nous les voler. Et c’est seulement ce que je demande. » Comme tout le monde ici il est musulman, mais sa pratique reste distante : par exemple, lorsque Paul l’accompagne à la pêche, ils boivent une bouteille d’excellent vin qu’il a immergée, loin des regards inquisiteurs, sous une bouée censée indiquer l’emplacement d’un filet ! Ahlam, devenue une belle jeune fille se passionne toujours pour la musique et rêve d’un avenir en France ou plus loin encore. Seul Issam, lassé des folies de son maître, commence à s’en détacher et à fréquenter plus souvent ses propres camarades.

C’est ce bonheur intime dont un événement extérieur va révéler la fragilité. Le lendemain du 11 septembre, la nouvelle tombe, effarante, sidérante, incroyable, mais les images sont là : les tours jumelles se sont effondrées, le Pentagone attaqué et c’est au nom de l’islam que le géant américain a été gravement blessé. Tout le monde s’interroge. A Kerkennah la plupart sont consternés. Pas tous : quelques uns se réjouissent ouvertement et Issam, qui ne saisit pas bien ce qui est en train de se passer, les écoute. Il entend les « révélations de certains de ses camarades. C’est à cause des kouffar, des mécréants, que mon grand frère a été conduit en prison, c’est aussi à cause de ces mêmes mécréants que la police de Ben Ali a torturé le mien en prison : quand il est sorti il a pris le chemin de la Syrie ». Saber, lui, ne connaissait pas Al Qaida mais en prison il avait noué des relations et il avait beaucoup appris : « La prison lui avait ouvert des portes ». Maintenant « Saber avait le cœur plein de haine et de certitude, l’une confortant l’autre et réciproquement, seul le sang pouvait purifier, seul le sang pouvait calmer. C’est tout ce qu’il réclamait, tout ce qu’il désirait : le sang ». Mon père m’a dit, lui raconte un autre, que tout ce qui arrive de mal « c’est à cause des kouffar », mais il arrivera le jour béni où « tous les kouffar qui salissent le sol de l’islam seront égorgés, comme au temps du Prophète », des propos dont la violence, qu’il ne partage pas encore, fait pourtant vive impression sur le jeune Issam qui, peu à peu abandonne ses rêves impies pour la peinture. Mais quelles études doit-il faire après le baccalauréat ? Nourdine, un proche camarade, lui souffle la réponse : apprendre d’informatique à l’université de Sfax et il ne cesse de lui répéter que lorsque les vrais croyants auront fait disparaître Ben Ali, qu’un état islamique sera instauré, la connaissance de l’informatique sera indispensable : avec la religion le nouvel Etat en sera totalement transformé. Une vision, un nouveau rêve, un rêve d’islam pour la Tunisie de demain, qui touche profondément le cœur d’Issam.

En attendant la révolution qui tarde, il faut être prudent et tous les camarades bien informés d’Issam le lui disent : nous te conseillons de ruser, de garder le secret, de donner le change, à commencer devant tes proches, nous devons apprendre l’art de la takiyya, l’art de la dissimulation. Il ne faut pas commencer par des attentats comme celui de la synagogue mais par une habile propagande sur internet que nous pouvons élargir par des clés USB et par le bouche à oreille, nous avons le nécessaire à l’institut d’informatique de Sfax et sommes maintenant suffisamment compétents pour cacher, du moins pour un temps, l’origine de nos adresses. Et c’est ainsi, par des témoignages, des récits de femmes violées par les policiers, par la divulgation de faits de corruption, par les vues de touristes quasi nus sur les plages, de l’alcool qui coule à flot, bref, c’est par des images fortes et des mots chocs que nous parviendrons à convaincre. Et nous ferons aussi quelques vidéos violentes pour terroriser, par exemple, égorger devant la caméra une personnalité que nous aurons enlevée…Et ensuite nous appellerons au jihad.

Les projets de ces apprentis terroristes vont être temporairement contrariés par les conséquences d’un acte imprévu : le 17 décembre 2010, le marchand des quatre saisons Mohamed Bouazizi, injustement verbalisé, s’immole par le feu. Le suicide de ce moderne Crainquebille va provoquer des conséquences bien différentes de celles qu’avait entraîné le supposé « Mort aux vaches » de son illustre et pitoyable prédécesseur imaginé par Anatole France : de grandes manifestations, la fuite du dictateur, une révolution qui prévoit des élections libres pour l’automne 2011. Ces perspectives ne réjouissent pas les islamistes, les mécréants les ont devancé, en chassant Ben Ali ils leur ont volé la victoire et maintenant, grâce à la passivité d’En Nahda [3] ils s’apprêtent à établir le régime des kouffar, ce qu’ils appellent la démocratie. Ces évènements vont briser l’unité de la famille de Fahrat, comme ils divisent la société tunisienne tout entière : Ahlam qui vient d’atteindre ses 18 ans, s’engage résolument aux côtés de la révolution, elle est sans réserve pour la liberté, approuve l’égalité des hommes et des femmes et elle n’hésite pas à manifester avec les démocrates. Au contraire Issam accepte maintenant tout ce que disent ses frère en religion. Indigné par la conduite indécente de sa sœur il l’a battue comme elle le méritait, avec violence. Si elle persiste elle sera à nouveau durement châtiée et Paul aussi, ou pire encore.

A la suite d’un fait divers dramatique, la révolution tunisienne, au début pleine de promesses, s’est poursuivie dans le chaos et l’ambiguïté. Il en est de même de la fiction de Marc Trevidic. C’est vers la fin du roman que le lecteur apprend la vraie raison de la venue de Paul à Kerkennah : ce n’était pas seulement pour exercer en toute quiétude, dans une île protégée du monde, son talent de peintre, il était en fait, obsédé par le souvenir d’une tragédie familiale. C’est dans cette île, il avait alors 9 ans, que lui seul a survécu à la suite d’un terrible accident de voiture où sont morts ses deux parents. Devenu un grand artiste il a représenté sa mère mourante dans les yeux de laquelle il a peint la dernière image, celle de son petit garçon, blessé mais sauvé. Et ce tableau il l’a emporté avec lui. Et c’est ce tableau qu’Issam, le fils de son ami pêcheur, va brûler avant, sur ordre de ses complices islamistes, d’égorger celui qui lui avait appris la peinture, celui qu’allait épouser sa sœur.

Remarquablement mise en scène, belle, émouvante, cette fiction n’en est pas moins véridique. « Les esprits se sont salafisés » fait dire l’auteur au personnage de Fahrat. Mais comment s’est construite la personnalité de l’apprenti terroriste qu’est devenu son fils ? Issam n’avait aucune raison d’être insatisfait de son sort, il ne ressentait pas les frustrations des jeunes des quartiers pauvres, il n’avait pas de revanche à prendre sur la société, il ne semblait pas de caractère faible. Et pourtant, peu à peu, il s’est laissé glisser dans l’engrenage fatal qui l’a conduit à la barbarie, pire à la violence froide d’un assassin, celui du meilleur ami de son père, de son professeur, du futur époux de sa sœur. Par ce roman, Marc Trevidic nous donne l’une des clés de l’intelligence du monde dans lequel nous vivons. Il est à espérer que le succès mérité de cet ouvrage l’encouragera à nous en donner d’autres de la même veine.

Pierre Biard

[2Dans son essai Terrorisme, les 7 piliers de la déraison, Marc Trevidic avait déjà montré l’intérêt de se mettre à la place des candidats à la radicalisation pour mieux comprendre leur cheminement : après chaque « pilier de la déraison », analyse tirée de sa propre expérience de juge, il avait imaginé la personnalité et le comportement d’individus en voie de radicalisation.

[3Un parti, à l’origine proche des Frères musulmans, dont les déclarations équivoques - il se prétend un parti islamique et non islamiste - voilent les positions réelles. En Nahda est probablement l’initiateur de plusieurs assassinats d’hommes politiques démocrates.


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