Revue de presse

« Le vote de classe n’a pas disparu, il est devenu invisible » (L. Rouban, liberation.fr , 15 juin 17)

Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, Cevipof, Sciences-Po. 16 juin 2017

"L’une des grandes questions soulevées par les élections de 2017 est de savoir si le vote de classe existe encore ou non. Le débat est en effet ouvert par le brouillage apparent des cartes que La République en marche (LREM) a provoqué dans le paysage politique français. Le triomphe de ses candidats aux législatives dans des circonscriptions très contrastées sur le plan social laisse supposer qu’une espèce de processus magique a joué, faisant passer les divergences d’intérêts socioéconomiques au second plan derrière un projet de renouveau qui se découvre précisément en marchant. Comme dans les grandes entreprises privées, les différences entre cadres supérieurs et ouvriers sont censées se fondre dans une communion autour des objectifs portés par la direction. L’origine managériale de cette pensée est claire mais doit être remise dans la perspective des données de sociologie électorale.

Il est vrai que le vote de classe ne fonctionne plus comme dans les années 60 ou 70 lorsqu’il désignait l’adéquation entre un choix politique et l’appartenance à un groupe socioprofessionnel bien identifié par l’histoire : les ouvriers votaient pour la gauche et surtout pour la gauche communiste, héritière d’une longue histoire de conflits industriels, alors que les bourgeois diplômés votaient pour une droite plus ou moins libérale sur le plan économique comme sur le plan culturel selon leur degré de catholicisme. A la classe « objective » s’associait l’idée d’une classe subjective comme sentiment d’appartenance à un monde spécifique ayant ses codes et ses valeurs. Cette équation s’est désagrégée sous l’effet combiné de la dissociation entre les diplômes et le niveau professionnel occupé, de la montée en puissance d’une économie de services, de l’émergence de nouveaux clivages de nature sociétale sur les modes de vie ou la mondialisation et d’un affaiblissement des partis politiques traditionnels qui entretenaient ces univers de classe. Les électeurs sont devenus plus mobiles, plus « nomades », plus libres, recherchant le compromis politique qui correspond le mieux à l’agencement de leurs multiples appartenances privées sans qu’il faille pour autant y déceler l’émergence d’un électeur stratège parfaitement rationnel et calculateur. Les poids des affects et de la socialisation politique acquise dans la jeunesse sont toujours des facteurs importants de positionnement politique. L’électeur, comme tout acteur social, a une rationalité limitée. Néanmoins, le vote de classe a laissé place à un vote « privatif », plus difficile à prévoir, où se combinent les effets de l’âge, c’est-à-dire de la génération, du niveau de patrimoine et de la religion, tout comme les enjeux liés à chaque élection.

Cette disparition du vote de classe touche surtout la liaison entre la gauche et les classes populaires telles qu’appréhendées par la situation professionnelle. L’enquête électorale française du Cevipof nous apprend ainsi qu’au premier tour de la présidentielle, en suffrages exprimés, elles ont voté à hauteur de 27,3 % pour les candidats de gauche, toutes nuances confondues, de 20 % pour Emmanuel Macron, de 22,3 % pour les candidats de la droite parlementaire et de 27,5 % pour Marine Le Pen. Les membres des catégories supérieures ont choisi les candidats de la gauche à proportion de 21 % alors qu’ils étaient 31 % à préférer Emmanuel Macron, 33,7 % les candidats de la droite et 12,4 % Marine Le Pen. Ces données doivent être analysées en détail car les valeurs moyennes cachent bien des différences plus que des nuances. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a été choisi par 34 % des cadres du privé et 33 % de ceux du public contre seulement 17 % des ouvriers qualifiés. Les mêmes écarts sont observables dans les données concernant le vote au premier tour des législatives mais sont atténués du fait d’une abstention énorme qui joue de manière différentielle au détriment des classes populaires.

Il existe donc effectivement un désalignement électoral des groupes socioprofessionnels mais les différences sociales pèsent encore. Cependant, elles ne jouent pas de la même façon ou s’accumulent selon le choix politique. Par exemple, le niveau de diplôme reste un prédicteur très fiable du vote FN. Les diplômés de grandes écoles ont voté pour Marine Le Pen à hauteur de 6 % au premier tour contre 30 % des titulaires d’un CAP. Le niveau de patrimoine est un bon prédicteur de vote en faveur de la droite parlementaire ou en faveur de LREM. C’est ainsi que les électeurs se situant sur le quartile supérieur d’un indice de patrimoine agrégeant divers biens ont voté Emmanuel Macron à hauteur de 30 % contre 19 % de ceux qui se situent sur le premier quartile. Inversement, les électeurs du quartile supérieur ont voté Jean-Luc Mélenchon à hauteur de 12 % contre 26 % des moins dotés en patrimoine. Il est donc faux de prétendre que les listes LREM aux législatives ont attiré indifféremment tous les électeurs quel que soit leur profil social. En intentions de vote pour le premier tour, les membres des catégories populaires choisissaient les candidats de LREM à concurrence de 26 % contre 36 % des membres des catégories supérieures.

Pour résumer, la diversification de l’offre politique rend difficile la lecture des élections en termes de classes et cela d’autant plus que, si les différences sociales jouent objectivement, elles ne conduisent pas à la constitution de classes subjectives partageant explicitement un objectif politique en commun. La classe subjective a laissé place à un vote de classement lié au sentiment d’avoir ou non réussi sa vie ou d’avoir un avenir prometteur. Le vote de classe a changé de statut car il est devenu un résultat de choix individualisés agrégés sans que ceux-ci créent un sens collectif. En ce sens, le vote de classe est devenu invisible, ce qui ne le rend pas moins puissant."

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