Revue de presse

"Le Printemps républicain comme si vous y étiez" (M. Cohen, Causeur, mars 16)

Marc Cohen, rédacteur en chef de "Causeur". 11 avril 2016

"Chronique engagée d’une révolte antisystème, épisode deux : la naissance du Printemps républicain comme si vous y étiez. On vous invite à boire un verre, et vous voilà enrôlé dans une joyeuse conjuration à ciel ouvert.

Résumé des épisodes précédents : une bande d’internautes partis en cyberguerre après le massacre du Bataclan, monte un gang informel pour défendre « l’islamophobe » Élisabeth Badinter en particulier et la laïcité en général. Dans cette joyeuse bande, on retrouve des twittos, des facebookers et des blogueurs de cinquante nuances de gauche, hier souvent fâchés et maintenant réunis parce que lassés de la lassitude et heureux de redécouvrir les joies simples de la colère, de la castagne et de l’union.

Comme je l’expliquais dans le précédent numéro (appelez Charlie au journal, il vous l’offrira gracieusement en échange de cinq euros ou plus), cette petite troupe s’est fait les dents sur l’Observatoire de la laïcité et sur ses patrons Cadène et Bianco. On voulait leur tête en haut d’une pique. En apparence, on n’a rien eu du tout, puisque l’un et l’autre sont toujours dans leurs fauteuils. Par la grâce de François Hollande, qui rêve tout haut d’un vote massif « des quartiers » en sa faveur l’an prochain et qui a soutenu sans faiblir, sait-on maintenant, nos deux apôtres de la laïcité « ouverte » à tous les vents mauvais ! Sauf qu’en vrai, si Cadène et Bianco n’ont pas été coulés, ils ont été salement touchés ! La laïcité, ce n’est plus seulement eux désormais, c’est eux et nous ou plutôt eux ou nous ! Ce n’est qu’un début, le débat continue !

Début février, quelque part à Paris 14e, 19 heures.
Via Messenger (l’appli de dialogue de Facebook), Laurent Bouvet m’a invité, avec quelques autres, à venir boire un verre chez une de ses amies. Objet de cet apéro pensant : faire connaissance « en vrai » et voir quelles suites on pourrait donner à notre première salve. Pas étonné que ce soit Laurent qui prenne cette initiative, qui en tentait plus d’un. Dans l’affaire Bianco, il s’est imposé naturellement comme le chef de la tribu. On ne l’a pas hissé sur un bouclier façon Astérix, mais c’est tout comme. Faut dire que sous ses dehors placides d’universitaire et de quadra propre sur lui, ce garçon est un polémiste de compét et un sacré décrypteur de novlangue. Il a longtemps milité au parti socialiste, avant de s’en éloigner sur la pointe des pieds, pour cause de déception aggravée, un cas de figure plus que fréquent dans notre petite troupe néolaïque. Deux de ses livres, Le Sens du peuple (2012) et L’Insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français (2015), ont largement contribué à l’émergence d’un courant de gauche underground, en rupture radicale avec le multiculturalisme échevelé prôné depuis 2008 par le think tank sociétaliste et européiste Terra Nova. Son seul vrai défaut, c’est une certaine ressemblance physique avec le député LR Frédéric Lefebvre, gémellité qui entraîne de nombreux photomontages taquins sur Facebook.

Mais revenons à notre apéro. Je m’y pointe donc pile à l’heure avec ma bouteille de champ’et là, surprise, ce n’est pas un social drink entre happy few républicains, mais une vraie AG de comme quand j’étais petit. Notre hôtesse a eu beau pousser les meubles, on y est tassé comme on l’est, paraît-il, dans le métro. Du bruit, des grands gestes, des éclats de rire, des embrassades, la seule différence avec une « réu » de mes 20 ans, c’est l’absence totale de fumée de cigarette dans la pièce. Autre siècle, autres mœurs. Depuis que j’ai lu Dix jours qui ébranlèrent le monde, de John Reed, je croyais au lien insoluble entre action politique et tabagie, eh bien ! c’est fini, tout ça. Heureusement, on m’indique que les grands malades comme moi peuvent fumer dans la cuisine. C’est décidé, je reste !

Au début, pourtant, j’ai eu l’impression de taper l’incruste dans une boum où personne ne m’avait invité. Et pour cause : à première vue, dans la cinquantaine de présents, je ne connais personne. Enfin presque, car deux minutes après mon arrivée, j’entends un retentissant « Marco, ma poule ! », lancé par mon vieux compagnon de goguette Roland Castro, architecte, ami des dames, et libre penseur, donc djihadophobe. Je le retrouve dans un de ses éternels costumes Paul Smith élégamment chiffonnés. Roland, lui, connaît du monde ici, il me présente d’abord sa camarade Annette Levy-Willard, signature historique de Libé, puis deux ou trois de ses amis, qui sont aussi mes amis, mais sur Facebook seulement. Justement, arrive Laurent Bouvet, qui me gratifie d’un gentil « Salut Marco » tout en me faisant la bise. Sensation étrange, et très contemporaine, que celle de connaître assez bien quelqu’un – on a beaucoup correspondu ces temps-ci – sans l’avoir jamais rencontré, ni même entendu sa voix.

Je ne suis pas le seul à débarquer dans le monde réel. Plusieurs jeunes viennent me voir pour me demander si je suis bien Marc Cohen, et en me vouvoyant, ce qui m’agace un brin, je ne suis pas une vieille dame, quoi ! Puis je fais la connaissance de Jérôme-Olivier Delb, architecte lui aussi, et très fin connaisseur de la laïcité et des menées antilaïques. C’est un bouffeur de curés, de rabbins et d’imams, old school mais modern style, incollable sur l’œuvre de Clemenceau comme sur celle de Bianco. Et rudement sympa avec ça. Sympa aussi, le décolleté plongeant de Yael Mellul, et la belle Yael elle-même. Je fais enfin connaissance avec la militante féministe qui s’est démenée comme une lionne, début janvier, pour que les médias français n’enterrent pas les crimes de Cologne sous le silence ou les considérations à la noix sur le patriarcat généralisé. Jusque-là spécialisée dans la dénonciation des violences domestiques, Yael n’a tout d’abord pas compris, m’explique-t-elle, la raison de cette omerta, avant de saisir avec effroi que la grande presse et les grandes âmes avaient décidé de ne rien voir. Très vite elle a contacté quelques autres militantes, écœurées elles aussi par le black-out des orgas féministes brevetées. Lesquelles en ont contactées d’autres et ainsi de suite, une sorte de chaîne de Ponzi mais vertueuse. À la réflexion, « vertueuse » n’est peut-être pas le mot le plus indiqué, ces féministes-là se soucient moins du prix des Tampax ou des Pampers que du droit inaliénable des femmes du monde entier à la liberté sexuelle. Depuis Jules Ferry, elle a bien changé, la laïcité.

Vers 19 h30, Laurent prend la parole, dit deux, trois mots sur nos combats tout frais, propose que chacun se présente et explique pourquoi il est là. On y va pour un tour de salle. À ma droite, un groupe compact de femmes serrées sur un petit canapé. Elles sont venues ensemble, toutes travaillent pour les plus importants titres de la presse féminine, et toutes constatent qu’année après année on a mis l’éteignoir sur certains sujets de société jugés « sensibles » par les directions, notamment les reportages liés à l’islam en France. « Il y a dix ans, explique l’une d’elles, on pouvait parler de tout et de tout le monde. Aujourd’hui, c’est devenu très très problématique. » Même constat de recul des valeurs laïques ou républicaines chez les nombreux profs présents dans l’assistance : les murmures dans la classe quand on évoque la Shoah, la contestation ouverte du darwinisme, l’explosion des dispenses « médicales » de piscine pour les filles. Mais cette régression n’est pas uniforme. Ainsi, Iannis Roder, prof d’histoire-géo en Seine-Saint-Denis et coauteur, il y a quinze ans, des fameux Territoires perdus de la République, constate que de plus en plus d’enseignants ne laissent plus rien passer en cours, et expliquent patiemment mais fermement à leurs élèves la nécessaire prohibition des propos racistes ou antisémites.

Le 13 novembre revient sans cesse dans les motivations des intervenants. Y compris dans les miennes. Quand vient mon tour, j’explique que je me sens « en guerre » depuis le Bataclan. Je ne veux plus qu’on vienne me tuer nos gamins parce qu’ils aiment écouter du rock ou flirter à la terrasse des cafés. J’ai la haine, et j’en suis fier. Je sais bien que ma guerre des mots à moi est minuscule voire ridicule à côté de celles du sniper de la Légion ou de la milicienne kurde, mais chacun donne ce qu’il peut, comme il peut. J’explique aussi qu’à mes yeux, l’assimilation est la mère de toutes les batailles. Et je constate avec satisfaction, mais sans vraiment en être étonné, que mes états de service à Causeur ne font frémir personne dans cet auditoire 100 % à gauche. Ça bouge, les amis, ça bouge…

Un fond de l’air meilleur qui n’a bien sûr pas échappé au flair du doyen de l’Assemblée, mon ami Roland. Très ému par la fraternité et le désir d’en découdre qu’il a constaté ces dernières semaines, l’ancien leader gaucho-libertaire de Mai 68 résume en quatre mots ses impressions : « Ça sent le printemps ! » Le printemps ? Tiens, tiens, on en recausera. Mais en attendant, c’est au tour d’un beau brun à gueule d’acteur hollywoodien de prendre la parole « Bonjour, je m’appelle Pierre Bouchacourt, mon nom ne vous dira rien, mais je suis, heu…, le compagnon de Céline Pina, qui devrait arriver bientôt. » Éclats de rire dans la salle, puis calme, puis fous rires à nouveau à cause d’une voyoute féministe qui le soupçonne gentiment d’avoir « laissé sa meuf à la cuisine ». La bête noire des Frères musulmans français, élue PS du 95, qui s’est fait connaître à l’automne en allant pourrir le salon salafiste de Pontoise, arrive pile au moment où on parle d’elle. Applaudissements, ça va de soi.

Toujours dans la catégorie beau gosse, un type en costard, dont la tête me dit vaguement quelque chose, se présente à son tour. Mazette, c’est le préfet Clavreul ! Venu ici « à titre personnel et militant », le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme dit en peu de mots son inquiétude face aux progrès simultanés du vote FN et de la radicalisation islamiste. Et explique que les deux phénomènes se nourrissent l’un l’autre, et qu’on ne combattra pas l’un sans combattre l’autre. Bigre, me voilà d’accord avec un préfet ! Même si c’est après ses heures de travail, ça s’arrose !

Après quoi, c’est une élue qui prend la parole. Frédérique Calandra, maire socialiste du 20e arrondissement, qui est aussi l’idole des jeunes femmes musulmanes de Ménilmontant harcelées par des envoileurs barbus qu’elle a su renvoyer prestement dans leurs cordes. Avant la réunion, elle m’a pointé du doigt d’un air rigolard : « Oh ! mais je te reconnais, toi, tu es Marc Cohen, c’est toi qui a essayé de nous casser avec tes vannes vaseuses contre le PS à la tribune du congrès de l’UNEF à Martigues en 84. » Damned ! Trente ans après, mon passé de gagman-sicaire chez Georges Marchais me poursuit encore. Mais j’argue de la prescription et d’une repentance presque sincère, du coup on s’embrasse. Et tant mieux, celle-là, je la préfère amie qu’ennemie.

Puis c’est encore une fille qui cause, et pas n’importe laquelle. Fatiha est un sacré numéro. Elle, je la connaissais déjà un peu, grâce à l’invention du téléphone par Graham Bell. On avait discuté à l’occasion des articles qu’elle a publiés sur Causeur.fr contre la réforme du collège. Mais du fait de sa voix timide, je m’attendais à rencontrer un petit bout de prof. En vrai, elle me toise de trente centimètres, et sans talonnettes. Avec son chapeau cloche, sa jupe ample et sa carrure de rugbywomen, cette militante MRC toulousaine me fait tout de suite penser aux suffragettes qui n’hésitaient pas à assommer à coup de parapluie les bobbies de Sa Majesté. On hésitera d’autant plus à lui marcher sur les pieds que Fatiha sait manier dans une même phrase la litote délicate et l’humour de corps de garde. Quelques jours plus tard, quand elle publiera dans Causeur son opinion sur la demande de naturalisation de Tariq Ramadan, toute la laïcosphère et toute la salafosphère apprendront à l’adorer ou à la haïr. Son article sera le tout premier à être signé ès qualités d’un membre, nous y voilà, du « printemps républicain ».

À la fin du tour de salle, Laurent Bouvet reprend la parole. De mémoire, c’est ainsi qu’il nous propose le grand saut : « Voilà, maintenant, on se connaît et on a tous l’air d’accord sur l’essentiel, je propose donc qu’on se structure, et plus uniquement sur les réseaux, mais au grand jour, partout en France. Qu’on sorte de cette réunion pas seulement avec de bons souvenirs, mais aussi avec des projets d’avenir. Je propose qu’on décide de créer tous ensemble, ce soir, un mouvement qui nous ressemble et nous rassemble. »

Pas besoin d’un sondage Sofres pour savoir ce que pense le public, en une nanoseconde l’idée emballe tout le monde. La discussion porte sur le nom – donc sur l’identité – qu’on donnera à cette maison commune de la gauche laïque et républicaine en colère. Après divers tâtonnements, le consensus se fait autour de « Printemps républicain ». Puis, un rapide coup d’œil au calendrier nous fait fixer notre première réunion publique au dimanche le plus proche du solstice, c’est-à-dire le 20 mars. Des volontaires se proposent illico, l’un pour s’occuper de Facebook, l’autre pour gérer le compte twitter ou chercher une salle. C’est Laurent qui se collera au Manifeste et rédigera un projet pendant ses vacances de février. Voilà on est parés, après quelques verres, on se quitte heureux, un rien enfiévrés, et on se revoit le 20 mars. Quant à moi, je vous retrouve dans le prochain numéro pour vous raconter ce meeting et la suite des aventures de ce joli bébé."

Lire "Journal d’un laïque en campagne".


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