Revue de presse

"Le passé simple va-t-il disparaître ?" (lefigaro.fr , 18 av. 21)

4 mai 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[...] Trois facteurs peuvent être avancés pour tenter de répondre à cette épineuse question ; le premier, c’est la modification de la valeur du temps.

« Quand deux temps entrent en concurrence - le passé composé et le passé simple-, il y en a un de trop, explique Julien Soulié. La langue contemporaine va vers plus d’économie et de simplicité et veut donc en supprimer un. » Sauf qu’à l’origine, ces temps n’ont pas la même valeur. « Le passé simple est le temps des actions dans la narration ; il sert à exprimer un énoncé coupé de la situation d’énonciation. » Ainsi, il n’y a aucun lien entre le passé simple et le présent. « Le passé composé, lui, est moins un temps qui joue sur la temporalité que sur la valeur aspectuelle, c’est-à-dire sur la façon dont on envisage l’action dans son déroulement : on considère alors que l’action est achevée dans le passé et qu’il y a un lien avec le présent. Exemple : j’ai mangé ma soupe. » Or, le passé composé a été investi des valeurs du passé simple…

Cela se constate en littérature. Le premier à avoir rompu avec la tradition du passé simple en utilisant massivement le passé composé est Céline avec Voyage au bout de la nuit, publié en 1932. « Il a changé les règles traditionnelles du récit de manière provocante, notamment avec sa première phrase ‘‘Ça a débuté comme ça’’, rappelle Henri Godard, universitaire et spécialiste de Céline. Contrairement à Proust, qui avant lui, ouvrit À la recherche du temps perdu avec du passé composé, Céline, ne revint pas au passé simple dans la suite de son récit ou alors, seulement « pour moquer le langage d’un personnage ». Quant à Camus et son Étranger, paru en 1942, l’usage du passé composé est « un choix artistique qu’il abandonna dans la suite de ses récits », précise Agnès Spiquel, professeure émérite de littérature française et spécialiste de Camus. Cependant, « il est certain que le choix de ce temps a déclenché quelque chose ».

Dès lors, le pli est pris. Céline, puis Camus influencent les écrivains. Le ton populaire se répand dans la presse. Le passé composé devient un temps que l’on parle et que l’on écrit au présent. Ainsi, le deuxième facteur qui permet de comprendre la disparition du passé simple, est sa raréfaction dans la production journalistique et littéraire.

La littérature est un reflet de son temps. Le choix du passé composé plutôt que du passé simple n’est donc pas anodin selon Jean-Marie Laclavetine, éditeur chez Gallimard. « C’est symptomatique d’une perte de repères temporels qui en dit long sur notre panique. Je suis amené à discuter avec les auteurs de l’usage des temps, ce n’était pas le cas il y a vingt ans. » Avec l’apogée du monde virtuel et instantané, il y a une urgence à vivre qui se traduit par les mots. Ainsi que le note Alain Borer, il y a « un aplatissement des temporalités. Nous vivons dans un présent perpétuel ». De fait, il est tout à fait logique d’employer un temps comme le passé composé mais également l’imparfait, qui comme le notifiait déjà Barthes est un temps « qui a l’air d’être vivant et pourtant, [il] ne bouge pas. »

Cela expliquerait pourquoi les étals des librairies se couvrent de romans écrits à la première personne, puisque celle-ci crée un lien avec une actualité, donc le présent. Dans une ère de l’autofiction, le passé simple n’a aucune chance pour Bernard Cerquiglini. « Le passé simple est un temps clos. Cela signifie que l’énonciateur prend de la distance par rapport aux faits. Traditionnellement, dans le récit, il est donc absent ou du moins, il s’efface. Or, dans une société du ‘’moi je’’, le passé composé, qui donne l’énonciateur comme présent, est forcément gagnant. »

Véronique Ovaldé, éditrice chez Albin Michel, le constate : « On trouve de moins en moins de passé simple dans les manuscrits français. » Pour l’auteure de Personne n’a peur des gens qui sourient, il y a un changement de paradigme de ce qu’est devenue la littérature. « On essaye davantage de capter le flux de la vie, donc le présent et le passé composé font coïncider le temps du lecteur et le temps vécu par les personnages. » Pour écrire, il faudrait être absolument moderne ? « Il y a cette défiance du traditionnel ; les écrivains veulent faire moderne et utilisent donc le présent et le passé composé. » Une absurdité pour Jean-Marie Laclavetine. « Il y a une pression du temps journalistique sur la littérature. On voudrait nous faire croire qu’il faudrait parler comme le journal télévisé, mais ce n’est pas le rôle de la littérature. Elle est faite pour dérouter. »

Les grands textes qui nous ont hantés ont été écrits au passé simple. Qu’on ouvre Dumas et nous voilà l’esprit vengeur au côté de Monte-Cristo, qu’on reprenne Zola et l’on tremble de voir Étienne Lantier descendre dans la mine. « Le passé simple est une ressource merveilleuse. S’en priver, c’est appauvrir la langue et le récit. » Jean-Marie Laclavetine est catégorique : « S’il faut écrire des livres pour ne pas déranger les habitudes des lecteurs alors c’est la mort de la littérature. » Qu’on se rassure néanmoins, aucun éditeur interrogé n’a jamais dit non au passé simple. L’essentiel est d’être sincère.

Ainsi, les contre-exemples d’auteurs choisissant le passé simple sont nombreux. Maël Renouard, par exemple, a écrit L’Historiographe du royaume, (Grasset) un texte au passé simple. Bien qu’ayant choisi ce temps, il est arrivé en final du Goncourt 2020. « D’après moi, il est le temps naturel du récit, mais ce n’est pas un dogme. » Aucun éditeur n’a jugé son texte compliqué, d’ailleurs, il lui fut même conseillé de passer tous ses subjonctifs à l’imparfait du subjonctif. Signe, s’il en fallait un, que l’on peut encore user des nombreuses nuances de la palette du passé... Dans son octalogie, La Traversée des temps , Eric-Emmanuel Schmitt a également opté pour le passé simple. « J’ai parfois eu des discussions avec mon directeur littéraire qui me proposait de supprimer des passés simples, notamment les ‘’nous appelâmes, nous vîmes’’…. Généralement, je les lui concédais, puis je les remettais. » Pour lui, il s’agit d’être vrai. « J’essaye de trouver la justesse, mais qu’est-elle ? L’intuition. »

Dans la traduction de romans étrangers, le passé simple est une question qui revient souvent sur la table. « En espagnol, il est couramment utilisé. Idem, en anglais », explique Alice Déon, éditrice à La Table Ronde. Si le texte est moderne, son usage en français est « compliqué » mais en aucun cas « il est fait l’impasse sur le passé simple. Ce temps permet d’alléger les textes de participes et auxiliaires ». De son côté, Céline Leroy, traductrice de Maggie Nelson et Deborah Levy, estime qu’il est « capital d’avoir une grande diversité de formes narratives, une panoplie de temps à sa disposition ». Si elle a « souvent tendance à traduire un texte à la première personne du singulier avec un passé composé qui est plus immédiat, intime », elle n’en fait pas pour autant une règle. « Surtout pas. » Il faut être naturel.

Du naturel, le passé simple en manque pourtant. À l’école, il est appris comme une langue morte. Julien Soulié se souvient qu’à la fin du collège, alors que ses élèves avaient vu et revu le passé simple de la 6e à la 3e, ils ne savaient toujours pas le conjuguer, parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de le croiser. En 2016, certaines formes du passé simple avaient d’ailleurs disparu des programmes… Preuve, que le temps est décidément mal aimé. Mais sa raréfaction pose la question de son utilité. Pour Claire Beilin-Bourgeois, éditrice et auteure du Guide de l’orthographe, (Nathan), il serait un tort de le négliger. D’une part, « il est un temps très simple, plus facile que le participe passé, avec tous ses accords qui ne sont pas toujours d’une logique implacable. » D’autre part, « il a toute sa place dans l’histoire littéraire. Il permet l’accès à des textes comme ceux d’Hugo, Balzac... Il permet de se projeter dans l’imaginaire. » Julien Soulié se fait l’avocat du diable : « Si la langue continue à fonctionner efficacement ainsi, on peut se demander si, finalement, les nuances du passé tels que le passé simple et le subjonctif imparfait sont indispensables. »

Pourquoi faudrait-il néanmoins jeter un temps en fonction de son utilité ? Cela tendrait à faire de la langue un simple outil. Et n’est-ce pas dommageable ? Ce serait nous éloigner « d’un patrimoine majeur », argue Julien Soulié, qui voit dans la conception de l’écriture « froide et désincarnée » un stigmate de notre époque. « Nous sommes dans une société de l’immédiateté et de la rentabilité où tout doit être utile ; il est donc difficile de justifier, d’apprendre et d’aimer cette ruine vieillotte qu’est le passé simple ». Or, il y a une certaine beauté à apprendre des choses dites inutiles. Ce sont elles qui nourrissent l’esprit de curiosité.

Les enfants ne sont-ils pas les premiers à s’amuser des formes cocasses du passé simple ? Ils disent « il prena », « il disa » lorsqu’ils racontent des histoires. Mais n’est-ce pas charmant ? Le conte est une fabrique de passés simples fascinante. C’est pourquoi, lorsque le groupe Hachette a décidé de réécrire Le Club des cinq au présent, en le vidant de ses passés simples, il a eu tout faux. Si les petits lecteurs font des fautes, ils aiment jouer avec la langue et l’écorcher. Et nous devrions prendre leur exemple. « Le passé simple, parmi tant d’autres choses de notre langue, est subtil et difficile, il requiert une certaine exigence, conclut Julien Soulié. Dans moins de cinquante ans, il aura sans doute disparu... Et alors, qui sera le suivant ? »"

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