Revue de presse

"La trouille des mots" (Riss, Charlie Hebdo, 28 déc. 22)

Riss, directeur de "Charlie Hebdo". 1er janvier 2023

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "La trouille des mots".

"« Comportement déplacé », « abus », c’est dans ces termes que l’Église a désigné, dans le dernier rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), les viols et autres agressions sexuelles commis par quelques-uns de ses prélats. L’usage par les autorités religieuses de ce vocabulaire châtié, moins abrupt, ­révolte les victimes, qui y voient une négation de leur souffrance. Cette polémique, au-delà des affaires qui secouent le monde catholique, pose la question des mots que l’on doit utiliser ou pas pour parler de choses qui dérangent. Afin d’éviter de les qualifier précisément, on emploie des expressions qui évoquent la réalité sans l’expliciter clairement. On suggère sans nommer.

Il existe bien d’autres exemples de cette lâcheté silencieuse. Les vieux sont devenus des « seniors », les employés de ménage ont été métamorphosés en « techniciens de surface », l’immigration s’est transformée en « diversité », une guerre d’invasion s’avère être une « opération spéciale » et une grande claque dans la gueule de sa bonne femme devient un « geste regrettable ».

Les mots font peur. Et c’est devenu un exercice obligé, dans cette époque intoxiquée par le « wokisme », que d’user de formulations faussement précautionneuses pour éluder la brutalité du monde. Cela est d’autant plus déplorable que la multiplication des expressions aseptisées a pour conséquence d’instaurer une interdiction d’employer d’autres mots que ceux admis par cette nouvelle morale.

Cette contorsion pour maquiller la réalité n’est pas une politesse, mais bel et bien une censure, qui s’en prend d’abord au vocabulaire pour ensuite contrôler la pensée. Il est déconseillé de prononcer tel ou tel mot parce qu’en réalité il est déconseillé de penser telle ou telle chose. On n’en est pas encore au stade imaginé par Orwell dans 1984, où le dictionnaire est expurgé des termes qui vont à l’encontre de l’idéologie officielle, mais il est tout de même troublant de constater ce phénomène dans des domaines qu’on n’aurait jamais crus impactés eux aussi.

Ainsi, l’éditeur du Scrabble a récemment indiqué qu’étaient désormais interdits par les règles de ce jeu les mots « boche », « salope », « enculé », « poufiasse » ou « travelo ». Même si ces termes ne sont pas toujours agréables à entendre, ils existent, et on devrait avoir le droit d’en faire usage comme bon nous semble. Aucune loi n’a, pour le moment, été votée qui interdise de les prononcer, mais on commence par distiller cette prohibition dans un jeu de société anodin, puis elle passe dans l’usage courant, et à la fin cela devient la règle.

Jusqu’où va se nicher la trouille des mots  ? Dans un média, on pouvait lire cette semaine qu’Elon Musk avait déclaré qu’il voulait céder Twitter à « quelqu’un d’assez idiot pour reprendre le poste ». Mais dans un autre média, cette même phrase était traduite différemment puisqu’elle parlait de « quelqu’un d’assez fou pour reprendre le poste ». Un idiot, ce n’est pourtant pas la même chose qu’un fou. Même cet abruti de Musk est capable de comprendre ça.

Cette peur des mots est d’autant plus déconcertante que, sur les réseaux sociaux, c’est tout l’inverse qui s’y déroule, puisqu’on y lit quotidiennement des tombereaux d’insultes, racistes, homophobes, misogynes ou antisémites. Plus on invente des expressions pour atténuer la dureté du réel, plus la violence verbale se déchaîne. Ce que les personnalités politiques, religieuses ou intellectuelles cherchent à éviter de dire ressurgit ailleurs de la pire manière qui soit, sans aucune précaution et avec un goût totalement assumé pour la violence et le lynchage. À vouloir tout contrôler, on finit par ne rien contrôler, et plus aucun garde-fou, comme la politesse la plus élémentaire, ne peut empêcher la brutalité de s’exprimer à travers les mots. Pauvres mots, a-t-on envie de dire, quand on voit la manière avec laquelle on les instrumentalise. Pitié pour eux, pitié pour les mots."



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