Revue de presse

« La liberté de conscience, principe inédit dans le monde arabe » (Y. Ben Achour, Le Monde, 1er fév. 14)

Yadh Ben Achour est juriste, ancien membre du Conseil constitutionnel, ancien président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. 3 février 2014

"Comment qualifier la nouvelle Constitution tunisienne ?

Yadh Ben Achour : Cette Constitution est révolutionnaire pour son article 6 qui instaure la liberté de conscience, et c’est bien ce mot, dhamir, « conscience », qui figure en arabe. Pour moi, à elle seule, cette disposition est une Constitution dans la Constitution. En effet, autant l’islam n’a pas de difficulté à reconnaître la religion des autres, autant il a imposé comme règle aux musulmans qu’ils n’avaient, eux, pas le droit de changer de religion. Ou bien ils risquent la peine de mort, selon un hadith [un « dit »] du Prophète dont on peut discuter l’authenticité mais qui a été admis par tous. Cette règle est encore appliquée dans bien des pays, comme l’Arabie saoudite, le Pakistan ou l’Afghanistan. Par conséquent, poser comme principe la liberté de conscience est quelque chose de tout à fait inédit dans le monde arabe, voire au-delà. La liberté de conscience n’est inscrite que dans deux anciennes républiques soviétiques, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Au Liban, elle résulte d’une erreur de traduction. C’est donc une rupture très profonde avec la tradition, une révolution intellectuelle. On commence à dissocier les choses. La religion devient une question de for intérieur. Le crime d’apostasie n’a plus droit de cité.

Bien sûr, il a fallu quelques concessions. Lors de la dernière discussion [le 23 janvier] sur cet article 6, il a été ajouté que « l’Etat s’engage à interdire les atteintes au sacré, tout appel au takfir [accusation d’apostasie], l’incitation à la haine et à la violence ». Donc, en définitive, sans revenir à l’idée de certains de vouloir « criminaliser les atteintes au sacré », comme cela figurait dans les premiers brouillons de la Constitution, on donne quand même un petit coup de chapeau aux choses sacrées, mais ce n’est pas le plus important. La charia comme source de droit n’existe pas. [...]

Vous n’avez aucune réserve sur ce texte ?

Si, et elle concerne le droit à l’enseignement, obligatoire jusqu’à 16 ans. Le 7 janvier, un amendement nous a fermé la porte à la modernité en stipulant que l’Etat devait « enraciner » les jeunes dans la culture arabo-musulmane, renforcer la langue arabe et la généraliser. Quid des sciences et de l’ouverture aux langues étrangères ? J’ai mené tout un tapage médiatique sur cette question. L’amendement a été révisé dans le bon sens : si l’Etat œuvre pour favoriser l’éducation des enfants dans leur identité arabo-musulmane et à consolider la langue arabe figurent aussi l’identité tunisienne, l’ouverture aux langues étrangères et aux civilisations, et aux apports de la culture des droits de l’homme. Par ailleurs, les droits à la culture, à la liberté de création, aux valeurs de tolérance sont contenus dans d’autres articles.

Au fond, ma plus grande réserve porte sur l’aspect technique. Après deux ans de tergiversations, nous sommes passés à la vitesse supersonique en janvier pour adopter ce texte et, sur le plan technique, cette Constitution présente quelques défauts. Les dispositions transitoires de l’Assemblée jusqu’aux prochaines élections font deux pages ! C’est une Constitution longue, complexe, qui souffre d’un trop-plein.

Enfin, j’ai un dernier regret : la peine de mort n’a pas été abolie, même si la Tunisie ne l’applique plus depuis 1991. Dans le comité d’experts que j’ai piloté, nous avions inscrit son abolition, mais il faut bien reconnaître que nous avons été au bout de ce que nous pouvions obtenir.

Cette Constitution peut-elle influencer d’autres pays arabes ?

Cela fait déjà tache d’huile ! On commence à en parler dans les pays voisins… Déjà, certains avaient peur de la contagion avec la révolution, alors ceux qui tiennent à la charia comme source de droit… Mais il y a quelque chose de plus important que la Constitution : l’instauration du débat public.

Pour la première fois, les évolutions de la société ne sont pas imposées d’en haut. Bourguiba était un despote certes éclairé, mais un despote quand même. Il a défendu les droits des femmes, imposé la gratuité de l’école, mais c’était une volonté d’en haut. Cette fois, le débat est instauré. Il oppose les modernistes et les traditionalistes, les partisans d’un Etat civil ou d’essence religieuse, et il est ouvert. C’est une œuvre collective, avec des acteurs et des dizaines d’associations qui ont pesé à l’extérieur de l’Assemblée : le comité d’experts, Kolna Tounès (mouvement citoyen), Doustourna (réseau social citoyen), Al Bawsala (association qui milite pour la transparence de la vie politique)… Cette Constitution n’est pas à 100 % la propriété d’une tendance ou d’une autre. C’est une avancée considérable.

La deuxième fâtiha l’islam et la pensée des droits de l’homme
de Yadh Ben Achour (PUF, 2011)."

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